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rien de plus rare que l’indépendance du jugement chez les disciples d’un grand maître, et rien de plus stérile qu’une admiration exclusive. Vous évitez cet écueil. Vous ne donnerez pas contre un autre, qui serait de vous imaginer que mes différends scientifiques avec M. Renaud Dangennes m’empêchent d’apprécier ses travaux, même si je n’en partage pas l’esprit.

Toutefois, monsieur, je ne veux pas attendre le moment de votre visite, où nous discuterons à loisir de vos projets sous le signe de Minerve, pour répondre à certain point de votre lettre qui me semble se placer sous le signe d’une déesse moins sage. N’allez pas croire que je vous soupçonne d’avoir écrit le subtil alinéa que je vise ici, avec la pensée que je dusse y faire une réponse quelconque : mais je prétends vous y en faire une, ne fût-ce que pour écarter, de l’entretien que nous aurons sous peu, la surprise toujours possible d’un débat aussi vain qu’irritant. Je sais que le chapitre est délicat entre tous. Me trouverez-vous plus indiscret de vous y contredire, que vous n’avez cru l’être en l’évoquant ?

Ce m’est un sujet perpétuel d’étonnement que la confusion de louanges dont on auréole M. Renaud Dangennes. Vous du moins, monsieur, vous avez la charmante excuse d’une jeunesse généreuse et sentimentale. Mais je n’en suis pas moins fâché pour cela, et même je le suis davantage, parce que cette jeunesse généreuse et sentimentale donne un regain de force à une légende, ou plutôt à une équivoque dont on pouvait croire l’usure consommée.

La gloire de M. Renaud Dangennes ne devrait lui venir que de ses travaux. Sous le prétexte qu’il les nourrit de son cœur et d’une flamme secrète autant que de son esprit, — comme si ce n’était pas une loi commune à ceux qui écrivent ! — on veut qu’il soit non seulement l’auteur, mais le héros de son œuvre, un héros douloureux et ascétique, tout embelli d’un sacrifice déjà lointain et volontairement entretenu.

Mais qui n’a pas souffert dans sa vie un sacrifice de ce genre ? et qui ne l’a point oublié, ou réduit, avec la complaisance du temps, à l’état de souvenir sans poids ? Il me fâche que l’on continue à vivre au regard des autres comme si on le ressentait encore, ce sacrifice lointain, alors que toute votre vie s’est renouvelée en son fond, malgré les apparences d’une inflexible continuité.