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— Nous avons affaire maintenant, me dit-il, à un grand mouvement politique. Tout le monde est excédé du régime actuel. Si l’Empereur n’accorde pas au pays de promptes et larges réformes, l’agitation dégénérera en émeute. Et, de l’émeute à la révolution, il n’y a qu’un pas.

— Je suis tout à fait de votre avis et je crains fort que les Romanow n’aient trouvé en Protopopow leur Polignac… Mais, si les événements se précipitent, vous aurez sûrement un rôle à y jouer. Alors, je vous supplie de ne pas oublier les devoirs primordiaux que la guerre impose à la Russie.

— Vous pouvez compter sur moi.

Malgré l’avis du gouverneur militaire, la foule se montre de plus en plus tumultueuse et agressive ; elle grossit d’heure en heure sur la Perspective Newsky. À quatre ou cinq reprises, la troupe est obligée de tirer des feux de salve pour n’être pas débordée ; on compte les morts par vingtaines.

Vers la fin du jour, deux de mes agents d’information, que j’ai envoyés dans les quartiers industriels, me rapportent que la rigueur impitoyable de la répression a découragé les ouvriers, qui répètent : « Nous en avons assez d’aller nous faire tuer sur la Perspective Newsky ! »

Mais un autre informateur m’annonce qu’un régiment de la Garde, le régiment de Volhynie, a refusé de tirer. Ceci est un élément nouveau de la situation et me rappelle le sinistre avertissement du 31 octobre dernier.

Pour me reposer de tout le travail et de tout le tracas que m’a infligés cette journée (car j’ai été assiégé par les inquiétudes de la colonie française), je vais, après le dîner, prendre une tasse de thé chez la comtesse P… qui habite rue Glinka. En la quittant vers onze heures, j’apprends que les manifestations continuent devant Notre-Dame de Kazan et le Gostiny-Dvor. Aussi, pour rentrer à l’ambassade, je crois prudent, de faire un détour par la Fontanka. À peine mon auto s’est-il engagé sur le quai, que j’aperçois une maison brillamment éclairée, devant laquelle stationne une longue file de voitures. C’est la soirée de la princesse Léon Radziwill qui bat son plein ; je reconnais, au passage, l’auto du grand-duc Boris.

D’après Sénac de Meilhan, on s’amusait beaucoup aussi, à Paris, le soir du 5 octobre 1789.