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UNE AMITIÉ DE BALZAC.

de tout, une âme dans laquelle vous vous réfugierez, quand vous aurez tout abdiqué, tout renié, même vos amis. Et puis, l’aimeriez-vous, la suivriez-vous, si elle n’était que la perfection idéale, moins l’âme, vous, si savant dans la science de la femme, pourriez-vous donc être encore dupe de votre délirante imagination ? Pourquoi croire que la femme éminemment aristocratique ne m’inspire que de l’horreur ? S’il s’en trouve qui aient pu échapper à la sécheresse d’âme qu’amènent nécessairement leur éducation et leur manière de vivre, qui n’aient pas tout placé dans cette sensibilité vibrante et résultant de leur position élevée, s’il s’en trouve qui aient entrevu tout ce qu’il y a de dégradant pour un être privilégié à se contenter de servir de jouet à des hommes qui n’ont jamais fait usage de leur intelligence pour quoi que ce soit de noble, qui n’ont jamais appliqué la réflexion à rien d’élevé, je les aime. Et celles qui, aux avantages d’une éducation supérieure et d’habitudes épurées, joignent l’intuition du vrai bonheur, celle que vous suivez, de laquelle vous rêvez, je l’aime si elle peut embellir une seule heure de vos journées, et si, surtout, elle ne plonge jamais votre cœur dans un amer océan de déceptions. Dans ce cas, Honoré, vous saurez où trouver les consolations d’une vraie sympathie, n’est-ce pas ? vous saurez où vous devez décharger le fardeau qui rendra votre vie trop lourde encore pour vos épaules d’homme.

Je trouve singulier que des femmes vous écrivent sans vous connaître, et seulement sur votre réputation[1] ; pareille idée m’est venue pour un auteur et pour un artiste, mais j’en ai eu honte ! Cela me paraissait si opposé au caractère de la femme ; je n’ai jamais vu l’auteur ; l’artiste, je vous dois de le connaître du regard. Toujours des soucis, mon Dieu ! ne vous verrai-je donc jamais vous ébattre largement dans ce monde imaginaire que vous peignez si bien ? Je vous y suivrais de grand cœur, pour me délasser un peu des réalités pesantes de celui-ci.

Ici, l’on peut bien travailler, et, le soir, se promener sur la Charente, et observer le scintillement de la lune dans la cascade ; puis, si cela vous rendait le travail plus coulant, je m’établirais avec ma tapisserie près de votre table, silencieuse, mais

  1. C’est par une lettre non signée que se nouèrent en 1831 les relations de Balzac et de Mme de Castries, à propos de la Physiologie du mariage ; il en fut de même quelque temps après, en 1832, pour Balzac et Mme Hanska…