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REVUE DES DEUX MONDES.

grimper à Aix, en Savoie, courir après quelqu’un qui se moque de moi, peut-être : une de ces femmes aristocratiques que vous avez en horreur, sans doute ; une de ces beautés angéliques auxquelles on prête une belle âme, la vraie duchesse, bien dédaigneuse, bien aimante, fine, spirituelle, coquette, rien de ce que j’ai encore vu ! Un de ces phénomènes qui s’éclipsent, et qui dit m’aimer, qui veut me garder au fond d’un palais à Venise… (car je vous dis tout à vous !) et qui veut que je n’écrive plus que pour elle ; une de ces femmes qu’il faut absolument adorer à genoux, quand elles le veulent, et qu’on a tant de plaisir à conquérir ; la femme des rêves ! jalouse de tout ! Ahl il vaudrait mieux être à Angoulême… Adieu ; pensez qu’il y a en moi une âme, et que cette âme aime à penser à vous. Je suis ici pour quinze jours ; si je puis, si vous êtes à la Poudrerie, si…, si… J’essaierai enfin ! »

Mme Carraud répondit aussitôt :

8 juillet 1832.

À Azay-le-Rideau, à soixante lieues de nous, Honoré ! Que n’ai-je des titres à l’exigence, que n’ai-je pu vous rendre, ou mieux, recevoir de vous, un de ces services qui permettent le : Je le veux ! Alors je vous dirais : « Honoré, votre chambre est prête ; votre thé infuse sur votre table, et j’ai moi-même préparé la crème et apporté le fromage de Brie ! Un cœur affectueux vous offre le repos ; le repos si utile dans les passions, dans la vie factice à laquelle vous êtes condamné. » Avec moi, avec nous, vous pourrez vivre quelques instants de l’existence qui vous plaira le mieux. Car nous, nous ne vous aimons pas pour votre gloire ; elle n’est même pas un lien pour nous ; nous en jouissons comme si nous y avions part ; souvent, nous la redoutons.

Ainsi, vous aimez[1]… vous aimez, Honoré, une de vos créations que le hasard a réalisée, et que, dans un jour de faveur, il a placée à votre portée. Vous en êtes encore à vous demander si elle a une âme ! Honoré, cher Honoré, n’auriez-vous donc plus de foi ! quels dédommagements mon amitié pourrait-elle vous offrir pour une telle misère ! Cette femme, cette sylphide, si avide de votre gloire qu’elle veut l’engloutir à elle seule, ne faut-il pas qu’elle ait une âme pour vous payer

  1. Il aimait, mais il ne fut pas aimé : la gracieuse marquise de Castries, en effet, ne voulut jamais accorder à Balzac que la plus amoureuse des amitiés. La déception du romancier nous a valu la Duchesse de Langeais.