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de cacher ce que je pensais et ce que je sentais, — même ma haine et mon mépris profonds pour les bolchévistes, — que je n’éprouvais guère de difficulté à parer ses attaques.

Mon défenseur prit alors la parole, et, je dois l’avouer, avec infiniment de talent. Un silence profond régnait dans la salle. Orateur d’éloquence pittoresque et convaincante, je constatais, en outre, qu’il avait étudié sérieusement mon affaire. Il insistait particulièrement, comme je l’avais fait moi-même, sur le fait que mon action ne provenait d’aucune considération ou opinion politique, mais d’un simple sentiment de reconnaissance pour la bonté témoignée à mon fils. On sentait que son discours produisait une grande impression.

Lorsqu’il eut fini, ce fut le tour de l’accusateur, Krylenko. Celui-là parlait d’un ton saccadé, chacune de ses paroles respirant la haine, non seulement à mon égard, mais à l’égard de toute notre classe sociale, des blancs et de tous ceux qui ne partageaient pas ses opinions politiques. Nous pressentions tous les deux, Tarabykine et moi, qu’il demanderait pour nous le maximum. Alors le Tribunal adoucirait-il la peine ? Nous avions vu juste : Krylenko demandait pour moi dix ans, pour Tarabykine vingt ans de prison.

Le coup était rude, mais je serrai la petite icône de la « Iverskaïa Bojia Mater [1] » que je tenais dans dans mes mains, et mon cœur était plein de foi.

Les accusés ont le droit de dire un dernier mot en leur faveur.

Quand vint mon tour : « Non, répondis-je, je ne dirai rien, car je ne veux pas avoir recours à votre pitié. Consultez votre conscience, si vous en avez une. »

C’était fini ; Krylenko et les juges se retirèrent dans la salle voisine pour conférer ; après quoi, la sentence définitive serait rendue. Tarabykine et moi fûmes reconduits dans la salle réservée aux prévenus. Nous étions, naturellement, assez nerveux. Mon défenseur vint me serrer la main : « Du calme, me dit il J’ai bon espoir. » Je le remerciai sincèrement pour sa brillante plaidoirie. Une heure s’écoula, et nous fûmes appelés encore une fois dans la salle du Tribunal. Je retournai à ma place : mon cœur battait à se rompre ; je contemplais le ciel pâle du

  1. Une des images les plus vénérées à Moscou. La chapelle de la « Iverskaïa Bojia Mater » est un de ses sanctuaires les plus saints.