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d’obscénités : on peut croire que ma connaissance de la langue russe s’enrichit de maintes « perles » et de maints « diamants » d’un vocabulaire spécial. Des injures crapuleuses ces dames en venaient fréquemment aux coups. Alors, elles se jetaient à la tête tout ce qui leur tombait sous la main, se crachant au visage, se griffant, s’arrachant les cheveux, et jusqu’à ce qu’enfin la plus forte des deux jetât l’autre par terre et la rouât de coups, tandis que la victime hurlait comme une folle. Personne n’osait aborder ces femelles furieuses dans des moments pareils, les geôliers eux-mêmes craignaient de s’en approcher. Ces scènes étaient quotidiennes : les punitions n’y faisaient rien. Rien qu’à voir ces créatures, on était écœuré : sales, débraillées, elles n’avaient plus de formes : ce n’étaient plus des femmes, mais des femelles. La plupart des prisonnières appartenaient à cette catégorie. Joignez-y quelques spéculatrices et fabricantes de liqueurs prohibées. Quant aux « bourjouiky » et aux prisonnières politiques, il n’y en avait pas plus de dix à quinze dans la prison tout entière.

Je me trouvais donc, en réalité, dans une maison de tolérance, dans un véritable repaire de voleuses et de prostituées, et devais me faire à l’idée de vivre dans leur société. La quarantaine achevée, je fus transférée dans la salle n° 4. Une certaine Mme Bush (princesse Gortchakof par son premier mariage) s’y trouvait également, femme très sympathique et très intelligente : elle et moi étions les seules « bourjouiky » de cette salle. Sous le régime impérial, les prisonniers politiques étaient séparés des prisonniers de droit commun ; sous le règne des Soviets, ils étaient mêlés aux pires éléments criminels. Il n’était fait d’exception que pour les socialistes-révolutionnaires : ceux-là bénéficiaient d’un régime spécial et de toute sorte de privilèges.

Les prisonnières étaient divisées en deux catégories : celles qui étaient sous le coup d’un jugement, mais dont la sentence n’avait pas encore été prononcée, et celles qui avaient été condamnées. Les premières n’étaient pas obligées de travailler, mais les secondes devaient faire tout le travail de la prison, à la cuisine, à la buanderie, dans la cour, où elles fendaient le bois.

Mon transfert à la prison Novinsky et toutes les nouvelles épreuves par lesquelles je passais avaient encore une fois ébranlé ma santé. Je souffrais, d’asthme et d’étourdissements, à tel point qu’il m’était impossible de monter un escalier sans me reposer plusieurs fois. La mémoire commençait à me faire défaut. Le