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dans l’échelle sociale, et de blanchisseuse je devins infirmière.

Je reçus, en même temps, la nouvelle que mon fils avait atteint Kiev sans encombre. Bien que les rouges eussent repris la ville à cette époque, je savais qu’André serait moins seul là-bas ; nous y avions des amis et d’anciens serviteurs qui feraient tout le nécessaire pour lui venir en aide.

Enfin, le Comité polonais de secours aux prisonniers avait décidé de m’envoyer, chaque semaine, ce qu’on appelait, en langage de prison, une « pérédatcha, » c’est-à-dire une ration consistant en une livre de grain de millet [1], une demi-livre de beurre ou de lard, du pain et parfois du sucre. Je devais cette faveur à l’amabilité du Polonais Gorodétzky, que nous avions connu naguère, mon mari et moi, et qui remplissait les fonctions de sanitaire dans notre hôpital. Cette amélioration dans mon régime alimentaire arrivait à point : j’avais contracté une espèce de malaria dont les attaques étaient intermittentes, mais très fortes : j’étais prise de frissons ; ma température montait au-dessus de 40° : j’avais peine à me tenir sur mes jambes.

A l’hôpital, j’avais affaire à un petit monde à part : le personnel médical était étranger à toute espèce de bolchévisme ; les malades étaient tous des prisonniers comme moi, innocents de tout crime, et je n’étais que trop heureuse de leur venir en aide. J’étais de service tous les deux jours, car nous étions deux infirmières à l’hôpital : une charmante femme, la baronne Driessen, et moi. La baronne Driessen avait été amenée de Kiev en otage en même temps que nous, et libérée à notre arrivée à Moscou ; mais elle était restée comme volontaire à l’hôpital, en qualité d’infirmière. Le médecin en chef, un vieux chirurgien militaire, Slonim, était aussi un volontaire, grognon et gaffeur, mais très brave homme. Le second médecin était un prisonnier du camp, Irinarkhoff ; il y avait, en outre, un aide-chirurgien volontaire et quatre infirmiers choisis parmi les prisonniers.

Voici quelle était ma journée à l’hôpital. Je me levais à sept heures, je prenais mon thé, je m’habillais et je montais à l’hôpital pour prendre et inscrire la température des malades, leur donner les médicaments, etc. L’ambulance devait être en ordre pour dix heures, les instruments nettoyés, tout préparé pour

  1. Les Russes, les Petits-Russes surtout, ont pour mets favori une espèce de gruau fait avec du grain de millet, qu’ils mangent avec du beurre, ou plus souvent, avec du lard,