Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 12.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’armée russe n’existait plus ; tout sentiment du devoir était bien détruit depuis les premiers jours de la Révolution, depuis le moment où parut le fameux « prikaz » N° I.

Le monastère, et tout ce qui l’environnait, était très pittoresque, mais l’impression générale était triste et déprimante. Les églises, — fermées bien entendu, — et tous les bâtiments, étaient entourés d’un cimetière : il était vert et ombragé, mais la vue de toutes ces tombes et de toutes ces croix ne contribuait pas à nous égayer. On n’apercevait, à l’entour, que des croix, qui semblaient nous rappeler que nous devions porter sans murmurer la nôtre ! Je sentis une profonde tristesse m’envahir lorsque je sortis, le lendemain matin, pour inspecter notre nouveau lieu d’habitation. Ce qui m’oppressait surtout, c’était la pensée qu’aucun de nous ne savait combien de temps il aurait à languir ici. Cette incertitude était insupportable.

Ma santé s’altérait : je me sentais faiblir tous les jours. Pour toute nourriture, nous recevions, par personne, trois quarts de livre de mauvais pain noir par jour ; trois « zolotniks » <ref> Un zolotnik est la 96e partie d’une livre russe. </<ref> de sucre ; un dîner à midi, consistant en une soupe trouble et fade, avec des pommes de terre gelées ou des choux pourris, ou du froment, — parfois, comme grande exception, avec des lentilles. Même chose pour souper : ni beurre, ni lard, ni graisse. J’éprouvais constamment les tourments de la faim ; mais ceci n’était que le commencement de nos souffrances.

Nous étions complètement abandonnés à Moscou, André et moi, n’ayant ni amis, ni connaissances dans cette ville. Habituée comme je l’avais été toute ma vie à être entourée de ma famille et de mes amis intimes, je me sentais très seule, et j’en souffrais beaucoup. N’ayant que la nourriture du camp pour me soutenir, j’étais obligée, comme le reste de mes compagnes, de laver le linge sale des prisonniers et de notre escorte. On nous avait prévenues qu’en cas de refus, nous serions transférées à un autre camp : nous n’avions qu’à obéir.

Ainsi, après avoir lavé les planchers et avoir été fille de cuisine à Kiev, je devins blanchisseuse : le métier de blanchisseuse est le pire des métiers dans les conditions où nous étions obligées de le faire. On nous donnait si peu de savon, qu’il ne suffisait pas, en réalité, à laver la dixième partie des quarante, cinquante