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jour à l’usine pour passer la revue des prisonniers. Quand il m’aperçut, il s’écria :

— Quoi ! Kourakina épluchant des pommes de terre ! J’avais pourtant donné ordre de lui réserver les plus gros ouvrages. Envoyez-la tout de suite laver les planchers, et nommez quelqu’un d’autre à sa place à la cuisine.

Je fus chargée des fonctions de femme de peine dans la chambre occupée par nos gardes. Force me fut de me soumettre. Rien n’était plus dégoûtant que de ranger cette chambre, sinon de voir les gardes vautrés sur leurs lits et d’écouter leurs remarques cyniques. Mais ceci même ne dura pas longtemps. Le 22 juillet-4 août, l’ordre arriva brusquement de nous ramener au camp de concentration. Nous ignorions la cause de cet ordre, mais, à en juger d’après les physionomies préoccupées et irritées de nos chefs, nous nous rendions compte qu’on complotait quelque chose de mauvais contre nous. Nous savions depuis longtemps, par les journaux, que les « Blancs » approchaient de Kiev, et que les bolchévistes étaient à la veille d’une catastrophe.

Nous arrivâmes au camp vers le soir. Il était rempli de milliers de détenus ; un nouveau commandant avait été envoyé de Moscou, un certain Ougaroff, vraie bête féroce, qui ne lâchait pas son revolver des mains. Des annonces avaient été mises aux portes d’entrée et aux murs de la prison, informant les prisonniers que toute entrevue et tout envoi de la ville seraient prohibés pendant trois jours. On nous enferma dans nos chambres respectives. C’est un spectacle que je n’oublierai jamais : 62 personnes étaient mises dans une pièce destinée à contenir 22 prisonniers. Aucune possibilité de se coucher ; c’était une vraie torture ! Il faisait une chaleur suffocante, et malgré les fenêtres ouvertes, on avait de la difficulté à respirer. Irrités et nerveux, nous vivions dans l’attente de quelque chose, de quelque événement qu’on sentait approcher…

Soudain, le bruit se répandit que nous allions être envoyés à Moscou comme otages ! C’était un coup de massue pour moi ! J’avais vécu dans l’espoir que l’armée de Denikine, qui approchait de Kiev, viendrait bientôt nous délivrer. Ce n’est pas tout. Notre ancien fermier K. était venu me voir à l’usine Gretter, et m’avait dit que la pétition en notre faveur avait toute chance