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mettre en route pour exécuter ce projet, l’ancien gérant de nos biens, un ami fidèle et dévoué qui avait été pendant 40 ans au service de notre famille, vint me voir et me supplia de n’en rien faire. Il était dans la maison au moment où les « Tchékisty » (membres de la « Tché-Ka ») étaient venus me chercher, et ils lui avaient dit :

— Si jamais votre princesse tombe entre nos mains, elle n’en réchappera pas ; nous la fusillerons sans merci.

Voici le plan auquel nous nous arrêtâmes. Le possible et l’impossible seraient faits pour libérer mon fils ; toutes les mesures nécessaires seraient prises ; toute somme offerte pour sa libération. Entre temps, on m’aiderait à me procurer un faux passeport, qui me donnerait la possibilité de partir pour la station Jouliany et de me cacher dans la maison d’un employé de chemin de fer en qui nous avions entière confiance. Si nous ne parvenions pas à arracher mon fils des griffes des bolchévistes dans le courant de deux semaines, je reviendrais à ma première idée et me livrerais aux autorités de la « Vé-Tché-Ka. »

Je décidai aussi d’écrire à Rakovsky, chef de la République ukrainienne des Soviets. Au temps de l’hetman, j’avais eu occasion de rendre service au ministre de Bulgarie, M. Shishmanoff. A son départ de Kiev, Shishmanoff me dit que, si j’avais des difficultés avec les bolchévistes, il me conseillait de m’adresser au « grand Rakovsky, » qu’il connaissait de longue date ; il me laissa même une carte d’introduction pour ce dernier.

— C’est le meilleur et le plus honnête des hommes, me dit-il, et un parfait gentleman.

Me souvenant de ces paroles, j’écrivis en français à ce « gentleman, » une lettre où je le suppliais de libérer mon fils. Mais cet « honnête homme » se trouva être un aussi grand vaurien que tous les autres. Je ne reçus jamais de réponse à ma lettre, et mon fils ne fut pas mis en liberté.

Pendant que mes amis tâchaient de me procurer un faux passeport, je continuais à vivre dans la famille de notre ancien employé. Le soir 15/28 juin, — jour à jamais mémorable, — nous étions en train de prendre le thé dans la salle à manger, lorsque nous entendîmes le bruit d’une automobile qui s’arrêtait devant la maison. La servante alla ouvrir, et nous vîmes entrer trois « tchékisty » typiques, vêtus de jaquettes en cuir réglementaires et armés jusqu’aux dents, avec des revolvers