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J’habitais avec mon fils une jolie maison privée à la Bankovaïa 15, appartenant à ma tante, Mme V. I. Cette maison avait été occupée, dès les premiers jours de l’entrée des bolchévistes, par les membres de la « Tché-Ka » (« Tchrézvytcha’ika » ou Commission extraordinaire). On avait commencé par nous laisser une chambre à chacun, mais bientôt, on ne songea plus qu’à nous faire déloger ; il ne se passait pas un jour que des vauriens de commissaires, de matelots ou de soldats ne fissent irruption chez nous en déclarant :

— Vous allez être chassés d’ici, vous autres bourjouïs ; à notre tour à présent d’habiter de jolies maisons...

Ils finirent par nous faire descendre au sous-sol ; cela valait encore mieux que d’être chassés définitivement de la maison, car dans ce cas-là on ne vous permettait de rien emporter, sauf deux robes et un peu de linge de rechange.

L’hiver et le printemps s’écoulèrent ainsi. Nos locataires, — si l’on peut les appeler de ce nom, — changeaient souvent : ce furent d’abord le sous-commandant de la ville de Kiev, l’Arménien Aivazian, et un certain Andréeff, qui furent remplacés par les membres de la « Tché-Ka, » et plus tard, par l’institution de la garnison de Kiev. Nombre de ces bolchévistes étaient accompagnés de leurs « femmes, » comme les communistes appellent leurs maîtresses, — créatures aux cheveux courts, vulgaires et effrontées. Notre jolie maison, si bien tenue, avait l’aspect d’une étable ou d’un repaire de voleurs. Je me refuse à comprendre comment il se fait que ces gens-là souillent et détruisent tout ce qu’ils touchent. Les meubles étaient cassés, les papiers peints salis, les rideaux arrachés ; tous les bibelots avaient été enlevés. Des orgies avaient lieu toutes les nuits : le Champagne et toutes les sortes de vins coulaient à flots : en sortant le matin par l’escalier de service, je ne voyais jamais moins de trente bouteilles vides gisant par terre. Nous entendions toute la nuit au-dessus de nos têtes un bruit de débauche crapuleuse : chansons cyniques chantées par des voix ivres, cris perçants des enchanteresses communistes... et je dois avouer que tout cela nous donnait parfois le frisson !

Au mois d’avril, je goûtai les plaisirs de ma première arrestation. J’avais un petit chien, de race hybride, demi-poodle et demi-épagneul, qui m’avait été laissé par la comtesse Olssouvieff. Je lui avais donné le nom de « Petliourka, » et n’éprouvais