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de son pays, ses productions variées ; il expose son dessein de consolider l’ordre et de maintenir l’indépendance de la Mandchourie vis à vis de l’étranger. Il parle d’une voix douce et lente ; mais s’il donne un ordre à quelqu’un de sa suite, brusquement le ton change et devient dur.

Tchang-Tso-Ling a invité le Maréchal à déjeuner chez lui. Il habite une sorte de repaire qu’il s’est fait construire et qu’il ne quitte que rarement : les portes épaisses s’ouvrent discrètement pour laisser passer les voitures de ses hôtes ; une série de cours, garnies de soldats en faction ; tout au fond, une maison chinoise, sa demeure personnelle : elle est meublée de meubles chinois confondus avec toute une pacotille européenne. Il présente successivement sa femme, — il en a en réalité quatre ou cinq, — une petite femme sans beauté, vieille déjà, en jolie robe chinoise, à petits pieds qui ressemblent à des sabots de mule, une coiffure noire, stricte et lisse, un chignon serré, enroulé autour d’une guirlande de petites fleurs ; l’une de ses filles et son fils aîné, un général de vingt-deux ans auquel il a confié le commandement de sa garde ; le gouverneur de la province de Kirin et celui de la province de Hei Lou Kiang, un ancien lieutenant du temps passé qui a suivi la fortune de son maître, en généraux tous les deux, le dernier énorme avec une tête de poussah. On chuchote que ces deux puissants seigneurs sont sans doute venus saluer le Maréchal, mais aussi s’entendre avec Tchang-Tso-Ling sur la conduite à tenir en face des menaces d’Ou-Peï-Fou.

Dans la salle à manger à l’européenne, on se serre autour de la table ; et voici une nouvelle surprise : un vrai repas chinois dont voilà la composition telle qu’elle est annoncée sur les menus :


Pigeon et hirondelles. — Nageoires. — Crevettes. — Poisson d’argent. — Asperges et poisson awabi. — Œufs conservés. — Canard à pièce (?). — Poule. — Jambon et fleur de légumes. — Riz au sucre. — Thé d’abricot.


Tout cela fade et gélatineux. Pendant tout le repas, une musique terrible sévit sans répit. Tchang-Tso-Ling préside avec dignité, assis sur une peau de tigre : derrière lui, l’homme au revolver ne le quitte pas des yeux.

Après ce pittoresque repas, le Maréchal prend congé de son