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foule immense attendait son passage, telle, paraît-il, qu’il faut remonter au voyage du prince impérial du Japon pour retrouver le souvenir d’attroupements pareils. Très pittoresque cette foule : les Coréens en blanc avec leurs impayables cages à mouches sur la tête, dont les brides font, sous le menton, l’effet d’une longue barbiche : ils ont l’air d’étudiants de médecine en blouse d’hôpital déguisés pour quelque farce ; leurs femmes portent de coquets bonnets de police à oreillettes, avec un gland sur le devant ; d’autres ont sur la tête une sorte de manteau à manches ; quelques Japonais ici et là ; et tout ce monde regarde d’un air étonné le cortège qui passe ; à un coin de rue, un groupe de plus de mille enfants chante la Marseillaise.

Le vieux palais a l’aspect d’un groupe de pagodes toutes bariolées de dessins fantastiques qui annoncent déjà la Chine ; aussi la surprise est-elle grande, lorsqu’on pénètre dans le bâtiment central, qui est la demeure de l’ancien roi, d’entrer dans une simple maison meublée comme l’étaient nos salons de province sous le second Empire : les mêmes fauteuils sans style, mais prétentieux, les mêmes rideaux, le même truquage, les mêmes falbalas, les mêmes franges, les mêmes capitons.

Le Maréchal est conduit dans un grand salon où, derrière une table, debout, deux êtres immobiles, l’attendent. Lui, petit, cinquante ans peut-être, vieilli trop vite, ni blanc, ni blond, livide, une barbiche rare, un clin d’œil perpétuel de myope, vêtu, — ô dérision ! — d’un uniforme de général japonais, trop large pour lui si maigre : c’est le Prince Ri, l’ancien roi de Corée. Elle, une sorte de poupée fardée, vêtue comme une ancienne pensionnaire de chez nous, une couronne trop petite sur la tête : la Princesse. C’est la première fois que le couple auguste est autorisé à recevoir un étranger : le Prince sort d’une longue maladie et ne s’est levé que pour accueillir le Maréchal ; il lui exprime son plaisir de le voir, le félicite de son illustre renom qui est parvenu jusqu’à lui dans sa retraite ; il forme des vœux de santé, l’espoir d’une longue paix pour le monde et dit son regret d’être malade un tel jour et de ne pouvoir lui-même faire les honneurs de son palais : tout cela, avec effort, d’un ton morne, comme une leçon apprise. L’entretien dure depuis dix minutes à peine, lorsque les Japonais donnent le signal du départ : le Prince tend une main maigre et morte au Maréchal ; il reste à celui-ci de cette vision si brève l’im-