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complètement son dessein ; et ce second René nous manque ; mais peut-être, à y regarder d’un peu près, en avons-nous la menue monnaie dans maint passage des Mémoires d’outre-tombe et de la Vie de Rancé.

Ce projet de roman est-il né spontanément chez Chateaubriand ? Ou bien aurait-il une origine littéraire ? Le thème que développe la confession n’est pas sans analogie avec le roman vécu de Gœthe et de Bettina. Et sans doute la correspondance du poète allemand et de son adoratrice n’a paru qu’en 1835, deux ans après la mort de Gœthe. Mais Chateaubriand a pu en entendre parler auparavant. Et de même qu’en écrivant René, il avait eu la secrète pensée de refaire Werther, il n’est pas impossible qu’en songeant au roman de sa vieillesse amoureuse, il ait encore été tenté par l’idée de rivaliser avec Gœthe. La question a été discrètement posée par M. Gabriel Faure. Elle est probablement insoluble ; mais elle mérite qu’on la soulève.

En tout état de cause, le Chateaubriand romanesque, dont la physionomie nous semblait assez bien fixée, se dessine désormais à nos yeux avec une netteté et une continuité un peu imprévues. Atala, René, les Natchez, sont les romans ou poèmes en prose où il a chanté les amours de son adolescence et de sa jeunesse. Les Martyrs, le Dernier Abencerage, sous une forme tantôt un peu voilée, tantôt assez vive, sont l’écho symbolique des passions de sa maturité. Et enfin, nous ignorons pourquoi il « a finalement renoncé à évoquer en un dernier roman la longue liste de ses amours d’automne. Mais qu’il en ait eu le dessein, et qu’il en ait même, à divers intervalles, jeté sur le papier de rapides ébauches, cela même est bien caractéristique du tour de son génie et de sa nature morale. René a passé sa vie, ou du moins une partie de sa vie, à désirer, à aimer, — si l’on appelle cela aimer, — et à traduire en des phrases voluptueuses et troublantes, et d’ailleurs immortelles, les fantaisies de son imagination et les caprices de son cœur.


VICTOR GIRAUD.