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maître par le docteur Bailly, son condisciple au collège de Blois, Augustin Thierry, malade et déjà sur le chemin de la cécité, voulut assister aux funérailles auxquelles il se rendit au bras de son frère.

Quelles furent sur son esprit, à l’âge où se forment le caractère, le jugement, les idées, l’influence et les effets de ce contact journalier avec le théoricien de la Richesse des Nations ? Saint-Simon est un rêveur, un utopiste, un songe-creux, un pécheur de lune, mais c’est un cœur généreux, un cerveau puissant, malgré ses brumes. Augustin Thierry a dix-neuf ans quand il entre dans son intimité. Il est à l’instant des impressions vives, des entraînements, des enthousiasmes. D’âme naturellement ardente et pitoyable, les entretiens de Saint-Simon vont faire lever en lui toute une moisson sentimentale. De là, cette immense sympathie pour les vaincus qui remplit son œuvre, pour les opprimés, les misérables, les têtes baissées de toute sorte : ils représentent souvent à ses yeux la cause du droit et de la justice.

Au courant de leurs conversations familières, son maître lui révélait une humanité que les livres ne montrent point, entr’ouvrait à ses yeux des horizons nouveaux. Pour lui, la question sociale ne réside pas seulement, comme dira Lassalle, dans une question d’estomac : il affirme qu’elle est avant tout un problème moral. Dans ses aperçus rétrospectifs, il démêle obscurément comme grand ressort de l’histoire l’opposition des classes et les conflits qu’elle détermine ; il insiste sur la distinction à établir entre les Gallo-Romains et leurs conquérants germaniques. « Les propriétaires sont les descendants des Francs, les fermiers, ceux des Gaulois. » Ainsi s’ébauchera progressivement dans la pensée attentive du disciple, encore indécise et confuse, pour se préciser et s’amplifier plus tard, la théorie scientifique qui tend à faire de la race la grande ouvrière de la transformation des peuples.


A. AUGUSTIN-THIERRY.