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Retrouvant Augustin Thierry, il renouvela sa proposition de l’engager comme secrétaire. Deux cents francs par mois récompenseraient son concours et l’on allait de compagnie renouveler le vieux monde. C’était le pain assuré. Augustin Thierry accepta. Il dut à cette circonstance d’assister au honteux spectacle qui suivit la capitulation du 29 mai : lugubres scènes qui devaient lui révéler toutes les douleurs qu’engendre la conquête.

L’Europe avait alors les yeux tournés vers Vienne, où se décidait la destinée des nations. En France, à la joie presque générale qui avait accueilli la fin des guerres de l’Empire, succédait déjà un sourd mécontentement. On accusait de lâcheté le gouvernement royal, qui se laissait ravir nos frontières du Nord, tandis que la Russie, l’Autriche et la Prusse disposaient à leur gré des provinces et des peuples. Beaucoup disaient hautement que le Congrès trompait leurs espérances. Ce système de partage des nations en dépit des nations mêmes appartenait à une diplomatie aux abois… Débris du vieux monde, que n’avaient-ils disparu avec lui ? . Aux hommes nouveaux il fallait une loi nouvelle ? — Ces propos, mille autres semblables étaient dans toutes les bouches. Les cerveaux travaillaient et la fièvre embrasait les intelligences ; projets succédaient à projets, livres à livres ; chaque matin voyait naître quelque traité nouveau, qui le soir rentrait dans l’ombre pour faire place à un autre. M. de Saint-Simon crut le moment venu de lancer une des théories essentielles de son système, celle de la fraternité des peuples.

Il s’adressa à son nouveau secrétaire, lui exposa sa pensée, la discuta longuement et, incapable de la mettre en œuvre, le chargea de l’exécution. Cédant à la séduction du maître, à l’enthousiasme de sa nature, le jeune homme se mit à l’ouvrage. Il loua une chambre dans le quartier de l’Arsenal, et plein d’une belle ardeur, demeura plus d’un mois sans sortir, tout entier à sa tâche, seul à seul avec cette idée qui, couvée par lui, devenait peu à peu la sienne. En trois mois, l’opuscule fut achevé et put paraître, brochure in-8o de cent douze pages, en octobre 1814. Il avait pour titre : De la Réorganisation de la société européenne ou de la nécessité des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique en conservant à chacun son indépendance nationale, par M. le Comte de