Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 65.djvu/815

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lumière inconnue sur la société renouvelée. D’après lui, chaque siècle avait été marqué d’un sceau particulier. Adonnés à la théologie et aux arts, le XVIe et le XVIIe siècles avaient laissé régner le passé et dormir en paix le vieux monde. Le XVIIIe siècle, essentiellement niveleur, avait jeté à bas préjugés, institutions et pouvoirs : au temps présent était échue la tâche de trouver l’avenir parmi les ruines. « La vieille philosophie, disait-il, avait été révolutionnaire, la philosophie nouvelle devait être organisatrice. »

Le renouvellement radical de la société, Saint-Simon le trouvait dans les deux grandes industries humaines, celle du corps et celle de l’intelligence. A elles incombait le devoir d’expulser les oisifs grands ou petits, maîtres ou valets, généraux, évêques ou ministres, et mieux valait la perte de cinquante princes royaux que celle de cinquante travailleurs. Là résidaient les forces et l’avenir de l’humanité. Alors un lien commun unirait le monde, les barrières s’abaisseraient, les nationalités s’effaceraient, la guerre s’enfuirait de la terre et dans la grande famille des peuples, ruche immense en perpétuel mouvement, nul ne s’inclinerait plus que devant un seul roi et un seul Dieu : le Travail.

Volontiers, Saint-Simon se posait comme l’apôtre et le prophète de ces jours nouveaux. A l’en croire, sa nature synthétique, son esprit a priori étaient propres à concevoir et embrasser dans son ensemble un aussi vaste système. Mais il s’arrêtait devant l’exécution. Il lui fallait quelqu’un pour mettre en œuvre, pour façonner, lancer enfin ces idées rénovatrices, guum flueret lutulentus : une nature analytique, un esprit a posteriori. Cette nature, cet esprit, il crut l’avoir trouvé dans Augustin Thierry. Le maître comprit quel parti il pouvait tirer d’un pareil élève : il résolut d’en faire non seulement un disciple, mais un collaborateur.

Quand le jeune professeur partit pour Compiègne, le réformateur continua d’entretenir par lettres ses relations avec lui et lui proposa même une première fois de devenir son secrétaire. Il terminait alors son Mémoire sur la science de l’Homme et avant de le livrer à l’impression chez Didot, en expédia une copie portant des corrections et des addenda de sa main à celui qu’il désirait s’attacher[1]. L’envoi s’accompagnait

  1. Cette copie est en ma possession. Elle forme, sur papier de grand format, trois cahiers d’une cinquantaine de feuilles chacun et contient plusieurs pages autographes qui ne figurent pas dans la réimpression faite par les soins d’Enfantin en 1858 et par Lemonnier en 1859.