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pas tardé à rassembler autour de lui des admirateurs enthousiastes et convaincus. C’était, à les en croire, un homme des anciens temps, défenseur juré des temps nouveaux, plein de grandes et nobles idées et qui cherchait à reconstruire l’édifice social sur des bases meilleures. Aux côtés du maître se pressaient les plus distingués et les plus chers amis d’Augustin Thierry : Maignien, Péclet, Hachette, Arnold Scheffer. Ils lui persuadèrent que sa place était avec eux, l’assurèrent d’un accueil bienveillant. Ravi de leurs discours, le jeune homme voulut connaître celui dont ils disaient merveilles et fut mis en présence de Henri de Saint-Simon.

Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, arrière-cousin de l’auteur des Mémoires, réalisait le type accompli de ces grands seigneurs du XVIIIe siècle, esprits féconds en contrastes, sceptiques et passionnés, pleins de mépris pour les religions et d’enthousiasme pour les systèmes, et qui, sans aucune croyance, élevaient leur propre rêve jusqu’à la hauteur d’un dogme. Jeune encore, il était parti pour le Nouveau-Monde avec les Rochambeau et les La Fayette, se laissant aller au goût du moment, car c’était la mode alors de vouloir « retremper son âme dans le sein de la nature vierge et dans le commerce d’un peuple libre. »

La Révolution et ses excès lui enlevaient bien des illusions et, qui pis est, presque toute sa fortune. Cependant, il n’émigra point, mais devenu le « citoyen Simon, » après avoir été quelque temps écroué à Sainte-Pélagie sous le nom de Jacques Bonhomme, on le vit tour à tour, pendant dix ans, acquéreur de biens nationaux et entrepreneur de messageries publiques, poursuivre avec acharnement cette fortune qui, non moins acharnée, à peine acquise, s’enfuyait de nouveau. Quand il eut perdu tout espoir de richesse, son esprit sembla se recueillir et méditer : il décida alors qu’il était né philosophe. Un jour, sortant de son long silence, il présenta à l’Institut une théologie toute nouvelle. Il demandait sérieusement qu’on supprimât de l’enseignement le mot et l’idée de Dieu pour les remplacer par les règles de la gravitation universelle. Grand fut l’émoi des corps savants. Le novateur assassinait de lettres le Bureau des Longitudes. A la cinquième, Bouvard, son président, lui fit répondre que ses travaux dépassaient la compétence de l’assemblée. Furieux, l’adversaire de l’« erreur divine » lui