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pousser, avec opiniâtreté, des marchandises dont, jamais, ils ne prendront possession.


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On a souvent comparé le Prater à notre Bois de Boulogne. C’est aussi, du moins vers son entrée, quelque chose comme la foire de Neuilly. Jadis les archiducs ne dédaignaient pas d’y aller faire un tour ; mais les archiducs sont en exil. Aujourd’hui, parmi les piétons, il n’y a que du peuple, du tout petit peuple.) Sur le bord des allées, des marchandes débitent des gâteaux à la poussière et des saucisses à la moutarde. Il fait beau, des nuages légers, soyeux, voilent agréablement le soleil.

Les jeunes filles et les enfants se sont déguisées en Dirndl[1] ; c’est la mode, quand vient l’été : jupe à fleurettes Pompadour, boléro qui s’échancre sur une chemisette blanche et petit tablier de couleur éclatante : rouge coquelicot, vert pré, violet-évêque. Tout ce monde achète des confiseries et de la charcuterie. Aux « montagnes-russes, » les voitures sont prises d’assaut. Dans les descentes vertigineuses, les tabliers pourpre et leurs frères les tabliers épinard sont comme fous de joie et poussent des cris aigus… Demain, ce sera lundi bleu[2]. Le travail ne recommencera qu’à onze heures. La vie est courte. Amusons-nous… Cependant, rappel de la guerre, des soldats mutilés mendient ou vendent des allumettes. L’un exhibe son moignon, l’autre ses pieds articulés ; un troisième est aveugle. On leur donne, mais peu : la pitié s’émousse.

Nous nous engageons sous les marronniers de la grande allée. La lumière magnifique de cette journée de juin prête à ce qu’elle touche un merveilleux prestige. Des tilburys passent, attelés de fins trotteurs superbement harnachés. Leurs mors, leurs gourmettes étincellent. Sur leur poitrail ondulent d’étroites et longues courroies blanches.

La Suesse Mædel[3]se promène lentement avec son ami. La gentillesse de cette grisette anime les promenades. Sans elle, Vienne ne serait plus Vienne. Avec un rien, elle s’habille

  1. Paysanne des Alpes.
  2. Tous les lundis sont bleus ; mais il n’y a qu’un dimanche doré : celui qui précède Noël, à cause des acquisitions qu’on y fuit ; et un seul jeudi vert : le jeudi-saint, parce que, ce jour-là, on ne doit manger que des légumes verts.
  3. Littéralement : la jeune fille sucrée.