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serviteurs, un fardeau bien pesant ; mieux valait l’état de douce servitude dans lequel nous avions vécu et auquel nous étions habitués. Jusqu’ici, nous n’avions eu nul souci de l’avenir ; quelqu’un avait pensé pour nous, et pour nous, ce quelqu’un, l’Empereur, était et devait être tout. Lui vivant, heureux ou malheureux, nous avions un appui, un soutien ; mort, nous restions sans protection et abandonnés à nous-mêmes. Après lui, il n’y avait personne à qui nous pussions nous rattacher. En perdant l’Empereur, nous perdions tout ce que nous avions de plus cher au monde.

Dans la soirée, Marchand, ma femme et moi, nous étions seuls dans le salon, assis sur le canapé qui est près de la porte de la salle à manger. Ma femme avait sa fille sur ses bras. Nous causions à voix basse sur l’Empereur, dont le corps était gisant à quelques pas de nous. Marchand, je ne sais plus à quelle occasion, prend mon enfant, se dirige vers le lit, et lui fait poser les lèvres sur la main à peine refroidie de l’Empereur…

Minuit arrivé, Marchand, Noverraz, Pierron et moi nous enlevâmes le corps et le posâmes sur l’autre lit de campagne. Nous osions à peine toucher ce corps : il nous semblait qu’il possédât quelque vertu électrique. Nos mains qui étaient tremblantes ne le touchaient qu’avec un respect mêlé de crainte… O pouvoir de l’imagination ! Et cependant cette enveloppe de l’Empereur était froide comme le marbre.

Aussitôt que le corps eut été rendu net et que Noverraz eut fait la barbe, nous le remîmes sur le premier lit qui avait été refait et placé entre les deux fenêtres comme précédemment ; nous le couvrîmes d’un drap laissant la figure à découvert.

Le jour venu, deux ou trois officiers anglais entrèrent dans le salon pour dessiner le profil de la figure de l’Empereur. A chaque moment, ces messieurs s’écriaient avec le sentiment de l’admiration : « Quelle belle tête ! que les traits en sont majestueux ! » Ils ne tarissaient pas dans leurs exclamations.

Dans la matinée, le gouverneur vint faire sa visite. Il était accompagné de l’amiral, de son état-major et des principaux officiers de terre et de mer. M. de Montchenu et son aide de camp y étaient aussi. Les uns et les autres restèrent quelques moments à contempler l’Empereur et ensuite se retirèrent silencieusement en saluant le général Bertrand, M. de Montholon, Marchand et les autres Français. La plupart des visiteurs, en