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pouvait être de nature à lui faire pressentir une fin prochaine. M. Arnott ne parlant pas français, le Grand-Maréchal servait ordinairement d’interprète.

Pendant le jour, celui qui veillait l’Empereur se tenait debout devant son lit, un mouchoir à la main, et chassait les mouches pour qu’elles ne vinssent pas troubler l’assoupissement très léger dans lequel il se trouvait plongé presque continuellement.

L’Empereur étant resté quinze ou vingt jours sans se faire la barbe, voulut se raser. C’était la première fois, depuis qu’il était alité. Quoique peu commodément dans son lit pour faire une telle besogne, il y parvint en s’armant de courage. Pour lui donner le jour nécessaire, on avait roulé le lit au milieu de la chambre, afin qu’il pût se raser comme il en avait l’habitude. Dès que la barbe fut faite, je remarquai que la figure de l’Empereur n’était plus ce qu’elle avait été quinze ou vingt jours auparavant ; elle était très altérée et fort amaigrie. Peu de temps avait suffi pour le changer considérablement. Ce n’était plus le même homme. Ses membres aussi avaient perdu de leur rondeur ; ses cuisses étaient diminuées d’un bon tiers, ses mollets fondus, ses mains étaient moins potelées et ses doigts plus effilés.

Chaque jour, pour prendre un peu l’air, il se levait à l’heure de la chaleur, se mettait dans sa bergère à joues qu’il faisait placer près de la porte vitrée du jardin-parterre et restait là quelques heures. Dès qu’il se sentait fatigué, il se recouchait. Ses boissons étaient de l’orgeat, du sirop de groseille et quelques autres rafraîchissements.

Pour se distraire un peu, lorsqu’il était au lit, il se faisait faire la lecture par Marchand. Un jour il se fit lire les Mémoires du général Dumouriez, et je crois que ce fut la dernière lecture de ce genre qu’il se fit faire.

Vers le commencement de la dernière quinzaine de son existence, l’Empereur ne voulut plus coucher la nuit dans son cabinet ; il trouvait qu’il n’y avait pas assez d’air. Il donna l’ordre de placer son lit dans le salon entre les deux fenêtres. Celui de la chambre à coucher était placé de la même manière. Il s’y trouva beaucoup mieux. Le soir, à l’aide de ses bras passés sur les épaules de M. de Montholon et de Marchand, les tenant par le cou, il se transportait d’une pièce dans l’autre, et, le lendemain matin, il revenait se mettre dans le lit de sa chambre.