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les femmes le disaient pour exprimer le temps qui avait commencé au jour de leur mariage. Et la mère Chapdelaine, dans sa cabane de bois, au milieu des champs de neige, la fermière qui gouverne secrètement toutes les âmes sans en excepter une, le mari, les enfants, les hôtes quelquefois, prépare la nourriture, veille à la garde de toutes choses, commande aux animaux et prépare l’avenir, dira naturellement, définissant ainsi sa puissance et sa charge : « J’ai fait un règne heureux. » Les hommes aussi l’emploient, ce beau mot, et François Paradis, le coureur de bois, dans la veillée qu’il passera près de Maria, dira : « Travailler dans les chantiers, faire la chasse, gagner un peu d’argent, de temps en temps, à servir de guide ou à commercer avec les sauvages, ça, c’est mon plaisir, mais gratter toujours le même morceau de terre, d’année en année, et rester là, je n’aurais pu faire ça tout mon règne. »

Un goût à peu près sans défaut a guidé Louis Hémon en tout cela. Ce très jeune écrivain a compris qu’il faut, dans le roman, rappeler çà et là, par touches discrètes et en y revenant, que la langue des paysans, des ouvriers, des pêcheurs, ou des jockeys, n’est pas la langue classique, mais il savait que celle-ci ne doit jamais céder le pas à l’autre, ni dans le récit, ni dans le dialogue. Les mots que nous n’employons pas fatiguent comme des cailloux sur le chemin. Le caractère particulier de telle classe ou profession est beaucoup plus profondément inscrit dans la coupe de la phrase que dans la nouveauté ou l’ancienneté des mots. C’est le rythme qui diffère. Là encore Louis Hémon se révèle comme un maître observateur. Ses défricheurs canadiens ne développent jamais leur pensée, ils la font tenir en très peu de syllabes, et comme ils n’ont parlé qu’après avoir longuement réfléchi, leurs demandes, leurs réponses, ont une plénitude de sens qui émeut l’esprit et le jette, s’il est artiste, dans ces mêmes songes et raisonnements d’où elles sont nées. Des mots de Maria Chapdelaine peuvent faire ainsi longtemps rêver. Elle parle à peine, et tout son amour, toute sa crainte, toute sa peine, puis la lente reprise d’elle-même, ces quatre actes du drame sont avoués cependant.

Souvent aussi, l’écrivain raconte les âmes et résume leurs mouvements. Et c’est encore comme si on entendait la voix des personnages. Pas de dissertations, pas de complications, pas de changement dans le style : des mots ordinaires, vrais, bien en