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Chronique - 14 septembre 1921


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE[1]

A en croire les informations de presse, M. Clemenceau aurait déclaré, dans son discours de Sartène, que le traité de Versailles était l’honneur de sa vie. Qui a soufflé à l’illustre homme d’État cette parole inattendue ? Est-ce le démon de la contradiction ? Est-ce le malicieux génie qui inspirait à Ingres la fierté d’être surtout un grand violoniste ? Je ne sais. Mais ou je me trompe fort, ou c’est M. Clemenceau qui s’est trompé. L’honneur de sa vie, ce n’est pas d’avoir négocié et signé le traité de Versailles ; c’est d’avoir pris le pouvoir à l’heure la plus sombre de la guerre, d’avoir impitoyablement réprimé les campagnes défaitistes, et d’avoir fermement tenu le drapeau de la France jusqu’à la victoire. S’il ne s’était trouvé là, au jour fixé par le destin, pour fortifier les courages ébranlés et pour chasser les miasmes pestilentiels qui commençaient à se répandre dans les couloirs des Chambres, c’en eût été fait ; nous eussions été rapidement acculés à une paix qui eût maintenu sous la domination étrangère l’Alsace et la Lorraine, laissé à notre flanc une blessure ouverte, et consacré en Europe l’hégémonie de l’Allemagne. Le patriotisme et l’énergie de M. Clemenceau ont empêché ce désastre. Il n’y a pas un Français qui puisse l’oublier.

Je ne veux pas dire qu’au moment où M. Clemenceau a formé son ministère, la situation fût désespérée. En aucune façon. L’entrée en guerre des États-Unis compensait, et fort au-delà, la défection de la Russie. Une armée fraîche et vigoureuse commençait à traverser l’Océan pour venir combattre à nos côtés. Quiconque gardait son sang-froid et se donnait la peine de réfléchir devait aboutir à cette conclusion que, mathématiquement, la victoire était certaine. C’était encore, dans les deux Chambres, l’opinion de la grande majorité des

  1. Copyright by Raymond Poincaré, 1921.