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Cette ville alors amphibie, à demi aquatique, flottante comme une autre Venise au milieu du delta du Pô, qui l’enlaçait dans un de ses coudes, la traversait par un de ses bras, le Padenna, a perdu aujourd’hui jusqu’à cette lente vie que lui versaient des eaux languissantes. Beaucoup de monuments, débris des anciens âges, la Porte d’Or, la basilique de Sainte-Ourse, Saint-André des Goths, Sainte-Croix, existaient encore, qui ont disparu dans la suite. Des constructions élevées par Guy de Polenta, il reste aujourd’hui peu de chose. Son palais, visible encore à l’angle de la via Mazzini, demeuré à peu près intact il y a soixante ans, a été défiguré au milieu du siècle dernier. La maison, qu’une plaque signale comme celle de Dante, est une maison de la Renaissance qui ne présente aucun titre à cette antiquité.

Quant aux fresques de Santa Maria in Porto, qui représentent la vie de Pierre degli Onesti, on n’a pas manqué d’y reconnaître, dans un des groupes d’assistants, la figure de Dante et celle de son patron et aussi, pendant qu’on y était, celle de Françoise de Rimini. De semblables découvertes, qui viennent de se multiplier, — d’une façon vraiment miraculeuse, — à l’approche du centenaire, doivent être regardées comme des effets de la foi. Je ne puis entrer ici dans la question très délicate de ce qu’on appelle le « portrait » de Dante, ou plutôt de la manière dont s’est précisé peu à peu le masque légendaire, tel qu’il se fixe au XVIe siècle dans la fresque de Raphaël et dans le bronze de Naples, avec son visage creux, d’un relief impérial, et sa moue d’un sublime dégoût. Il est certain qu’une telle image représente une tradition d’artistes, un chef-d’œuvre de ciselure, longuement travaillé par des général ions de médailleurs et de stylistes, et où l’on ne sait plus bien ce qui reste de la physionomie réelle et du document primitif. Le masque de Dante, à tout prendre, n’a peut-être rien d’un portrait, mais c’est une des plus belles créations du génie de l’Italie.

Chose curieuse ! Tandis que la figure de Dante, sous la main des artistes, prenait de plus en plus un caractère sérieux, tragique, la légende populaire, orale, se développait en sens inverse, et lui prêtait au contraire un aspect d’irrévérence et d’ironie. L’esprit de saillie, de repartie, le diseur caustique de mots piquants, qu’on ne prend jamais sans vert et qui trouve réponse à tout, voilà l’image que nous présente ce folk-lore dantesque. Le poète y devient un bouffon génial, une sorte de gracioso que ne démonte nulle avanie de la cour, et qui toujours triomphe et a le dernier mot : telle est la traduction