Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 65.djvu/400

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

règne, deux hommes montrèrent, en plus d’une œuvre, ce que pouvait le génie en unissant les deux tons, en rompant en visière au solennel, et en faisant parler hautement et dignement la nature : ces deux hommes sont Molière et La Fontaine. »

Jamais on n’a mieux marqué la place que La Fontaine a occupée dans son siècle, ni mieux montré comment son humeur, ses goûts, sa poétique, l’ont rendu rebelle à la discipline que Louis XIV entendait imposer à la littérature, comme à la Cour et à la nation tout entière.

Voilà pourquoi le Roi refusa toujours à La Fontaine les faveurs dont il combla Racine et Boileau.

Voltaire a donné cette explication : « Louis XIV traitait les fables de La Fontaine comme les tableaux de Teniers dont il ne voulait voir aucun dans ses appartements. Il n’aimait le petit en aucun genre, quoiqu’il eût dans l’esprit autant de délicatesse que de grandeur. » Assurément, Teniers eût fait une singulière figure dans un palais décoré par Le Brun. Mais les personnages de La Fontaine ne ressemblent nullement à des Teniers : dans les Fables, rien ne saurait blesser le goût le plus pur, le plus scrupuleux. D’ailleurs, le Roi permit que le fabuliste dédiât son premier recueil au Dauphin, et il ne trouva pas mauvais que Fénelon fit servir les Fables à l’éducation du duc de Bourgogne. La Fontaine, cependant, n’eut aucune part aux bienfaits de Louis XIV, et, quand il se présenta à l’Académie, son élection fut différée sur l’ordre du Protecteur. Il faut donc chercher une autre raison. Les Contes ? Ils paraissaient alors bien moins scandaleux qu’ils ne le semblent aujourd’hui. La vie privée du poète ? Les mœurs n’étaient pas si rigoureuses, surtout à la cour, qu’on pût faire grief à La Fontaine d’avoir quitté sa femme. Les relations du poète avec Fouquet et l’Elégie aux Nymphes de Vaux ? Peut-être ; mais le ressentiment du Roi eût-il persisté après la mort de Colbert ? Il faut en revenir à la remarque de Sainte-Beuve. La Fontaine appartenait à une société qui, toujours, vécut en marge du règne, hors de Versailles ; il lui appartenait par ses amitiés et ses mœurs, étant des familiers de l’hôtel de Bouillon et plus tard du Temple, où les libertins s’assemblaient ; il lui appartenait aussi par son esprit libre et frondeur : dans les Animaux malades de la peste, les Obsèques de la Lionne, le Tribut envoyé par les Animaux à Alexandre, et dans bien d’autres fables, la majesté royale est