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avec le cérémonial habituel, — honneur qui m’est rendu ce soir pour la dernière fois.

Pour la dernière fois aussi, un peu avant le lever du soleil, quand chante le muezzin, je vais m’accouder à ma fenêtre. Je regarde le jour naître dans la vieille ruelle déserte, que demain je ne reverrai plus.


Mercredi, 17 septembre.

Au beau soleil de neuf heures du matin, nous nous en allons, mon fils et moi, de notre logis de Stamboul, pour ne plus y revenir. Osman, Hamdi et Djemil sont partis devant avec les bagages, et maintenant, c’est pour nous l’heure de partir aussi. En bas, sur les vieux pavés sertis d’herbe verte, on entend piaffer les chevaux de la belle voiture qui, pendant un mois, m’a promené comme un pacha. Et c’est l’éternelle et toujours pareille mélancolie de quitter une demeure où l’on a vécu et vibré et que l’on ne reverra jamais. Hélas ! elle s’émousse, elle s’éteint cette mélancolie qui a été celle de toute ma jeunesse errante ; par la force de l’habitude elle s’est presque trop atténuée, je crois que j’aimerais la sentir davantage. Les ans ont donc commencé de porter atteinte même à ma faculté de regretter et de souffrir ?

Pourtant je veux regarder une dernière fois par les fenêtres haut perchées de mon salon oriental, regarder là-bas, de l’autre côté de la Corne d’Or, sur la rive en face, un peu dans le lointain et comme au fond d’un gouffre, le vieux petit débarcadère d’Haskeui au pied de l’humble mosquée et du si humble logis de ma prime jeunesse. Je leur fais mes adieux. Peut-être, si je reviens en Turquie, me sera-t-il donné de le voir encore, ce cher quartier de mon premier séjour ; mais jamais plus je ne l’apercevrai d’ici, à travers les grillages des hautes fenêtres de la maison que je quitte aujourd’hui. Cette maison où, par la grâce délicate de mes amis Turcs, je vivais au milieu de tout l’appareil du passé oriental : c’était là un petit rêve qui est bien fini et qui, pour moi ni pour personne, ne se réalisera plus…

L’heure file ; en bas les chevaux s’impatientent. Sur la petite impasse sans vue darde le clair soleil du matin. Les gentils enfants du voisinage se sont assemblés là huit ou dix, pour regarder partir l’hôte qui attira dans leur quartier un mouvement insolite. Ils n’auront plus à guider maintenant les visiteurs vers ma