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au crépuscule, dans des quartiers d’abandon et de misère, que je ne connaissais pas encore, — le quartier des bohémiennes qui nichent dans les ruines des remparts. — Cela n’en finit plus et il semble que nous n’arriverons jamais. Enfin, voici la porte de Top-Kapou et il ne fait pas encore tout à fait nuit ; nous entrons dans le vieux cimetière, parmi les hauts cyprès et les stèles rongées de lichen qui se penchent dans l’herbe.

« Voyez votre tombe, me dit Kenan Bey, elle brille comme un bijou ! » En effet, elle est la seule redorée de frais, au milieu de tout ce délaissement ; les petits couronnements de fleurs, en haut des deux stèles, semblent avoir concentré tout ce qui reste de la lumière du jour, pour briller doucement et délicieusement, tandis que s’assombrissent déjà les choses recueillies d’alentour. La chère petite tombe que j’avais crue perdue, la voici donc encore une fois pieusement restaurée, et encore une fois, je vais lui faire mes adieux, ne sachant, ni si je pourrai la revoir, ni dans quel écroulement et dans quel oubli elle doit finir…

Mais cette vision dernière, au crépuscule, a quelque chose de merveilleux et de dramatique, comme pour se graver à jamais dans ma mémoire. Ils brillent, les ors tout neufs qui couronnent les stèles ; partout alentour, dans les immenses cimetières, où les cyprès appellent la nuit, les milliers de tombes aux couleurs de terre rousse se confondent avec le sol, ressemblent à d’incolores peuplades de fantômes. Du côté de la sèche et déserte campagne, on les dirait infinis, ces champs de morts, on aime mieux être ici, à l’entrée, près de s’évader, que de s’aventurer plus loin, à cette heure où la nuit tombe. Et de l’autre côté, c’est Stamboul, et, par-delà les écroulements de la vieille muraille byzantine, on voit se déployer, dans le vague crépuscule, des myriades de vieilles maisonnettes en bois de sombre couleur, d’où émergent, plus blancs à cette heure que dans le jour, des groupes de minarets aigus et des coupoles de mosquées. Au-dessus de cette ville, aux lointains estompés par le soir, la lune commence de briller ; des bandes de nuages aux contours ; trop accusés, qui ressemblent à des découpures de bronze, — des nuages d’orage, — traversent un profond ciel d’or vert. Et cette lune apparaît entre ces découpures, pas très haut encore sur l’horizon et déjà brillante comme un disque de vermeil. Cette grande lune monte au ciel tragique sur cette ville en