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sont pas soumis à l’arbitrage, peuvent toujours eux-mêmes, d’après l’article 15, donner lieu à un rapport rédigé à la majorité ; il parait, à plus forte raison, en être de même d’un simple avis. Nous n’avons donc pas à craindre d’être poussés dans l’impasse où nous eût enfermés l’obligation de l’unanimité. Nous ne devons pas, en revanche, nous dissimuler qu’une question qui intéresse au plus haut degré, non seulement l’avenir d’une nation amie, la Pologne, mais notre propre sécurité nationale, va se trouver, en fait, réglée par des pays qui ont tout à en apprendre d’alpha à oméga.

Le Conseil suprême comprenait la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon et un représentant officieux des États-Unis, Mr. Harvey ; le Conseil de la Société des Nations ne comprend plus, ce que nous ne saurions trop regretter, aucun délégué des États-Unis ; il est composé de huit membres, qui sont, outre les quatre autres Puissances du Conseil suprême, la Belgique, le Brésil, le Chine et l’Espagne. Pour que la France, qui, grâce à l’habileté de M. Lloyd George, avait fini par se trouver à peu près seule dans le Conseil suprême, obtînt la majorité dans la Société des Nations, il faudrait donc qu’elle recueillit les suffrages réunis de l’Espagne, de la Chine, du Brésil et de la Belgique. La défaillance d’un seul de ces États aurait pour effet de couper le Conseil en deux, et il n’y aurait pas de majorité. C’est assez dire que la procédure adoptée rend de plus en plus problématique le succès de la thèse française, si conforme qu’elle soit aux résultats du plébiscite, à la justice et à l’intérêt de la paix. Si elle échoue, nous aurons assurément la ressource de maudire les juges que M. Lloyd George prétend que nous nous sommes donnés. Mais quel singulier spectacle que de voir des nations victorieuses, sinon se donner volontairement des juges, du moins se soumettre aveuglément à un avis qu’elles ignorent ! et quelle misère de les entendre avouer qu’elles se sentent incapables de tirer elles-mêmes parti de leur victoire ! Lorsque, l’autre jour, dans un bel article de la Revue hebdomadaire, un jeune député de grand talent, M. Paul Reynaud, parlait de la vraie paix, « de celle qui était si belle pendant la guerre », était-il trop sévère pour la paix que se font aujourd’hui les Alliés ? « Ce qui me dégoûte de l’histoire, disait, je crois, Mme du Deffand, c’est de penser que ce que je vois aujourd’hui sera de l’histoire un jour. »

Raymond Poincaré.
Le Directeur-Gérant
René Doumic.