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encore le temps de voir le premier cavalier qui le renversa. C’était presque un enfant, tout blond, le visage sans colère. Et il avait les yeux bleu de ciel.


Ainsi finit l’histoire tourmentée de Filippo Rubè, qui chercha en vain une raison de vivre et de mourir, et finit par tomber, faute d’avoir trouvé la foi, pour une cause qui n’était pas la sienne… Il fit la guerre, il fit l’amour, et ne fut ni bon soldat ni vrai amoureux, parce que dans la guerre et l’amour il ne chercha que des ivresses, au lieu d’y découvrir le sens qui les explique, c’est-à-dire le sacrifice, l’oubli de soi, le dévouement. C’était un anarchiste, un jouisseur, un coureur de Paradis terrestre ; jamais il ne s’occupa que de lui-même. Héros, follement intrépide, il ne pense qu’au plaisir de se faire admirer et scandalise ses camarades par son nihilisme patriotique. A la tendresse d’une jeune fille il répond par le plus lâche outrage, en abusant de sa confiance et ne songeant qu’à prendre un gage de sûreté. Quand il aime enfin, il n’arrive qu’à perdre sa maîtresse : c’est lui qui, par sa maladresse, cause la mort de Célestine.

A force de tout sophistiquer, il n’a réussi qu’à gâcher sa vie et à faire le malheur d’autrui. Il empoisonne tout ce qu’il touche. Il devient un être contre nature, un de ces êtres de désordre, que l’ordre de la nature élimine. A côté de lui, au contraire, voici les êtres simples que la nature approuve : cette canaille de Garlandi, qui brûle tranquillement la cervelle au soldat Rambetta, qui refuse de marcher, ou la croyante Mary, ou la paysanne Sara, ou cette Eugénie si touchante, ou le Père Mariani, ou le noble Federigo Monti, qui rejoint par la science la soumission des humbles et la religion des femmes, et qui conclut par cette formule : « N’avoir aucune certitude, et agir comme si on les avait toutes. » Et c’est lui qui, aux dernières pages, essayant de retenir Philippe et le voyant s’éloigner, poussé par son démon, murmure : « Le malheureux ! »

Un malheureux, c’est le mot qui résume ce livre, un des plus singuliers qu’aient vus naître ces temps troublés. Il est bien difficile de dire dans quelle mesure une œuvre d’art si particulière a un sens général, dans quelle mesure on a le droit de prendre Filippo Rubè pour une incarnation moderne de l’Italie. Et pourtant, l’œuvre est trop sincère pour n’être pas prise au