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surtout représenter par-là cet élément d’illusion, d’inconnu, de surprise qui se mêle à l’amour, cette part d’aventure qui en fait le charme inexpliqué, et c’est cela qu’il peint sous les traits de l’Étrangère.

Au printemps qui suit l’armistice, Philippe et Célestine se retrouvent par hasard à Stresa. Philippe, dans l’intervalle, a eu le temps de se marier, d’essayer des affaires et de manger le peu d’économies qu’il avait faites pendant la guerre. Aigri, ulcéré, irrité contre la malheureuse qu’il a déshonorée et à qui il reproche d’être un embarras et un devoir, incapable de s’adapter à la vie civile, il perd son emploi, se met à jouer. Une nuit il gagne, il s’évade : c’est alors que désœuvré, errant sans volonté sur les rives du Lac Majeur, et déjà une épave flottante de la vie, il revoit Célestine, et brusquement la possède. Et c’est un mois d’idylle et d’absolu oubli, avec une fin tragique : un orage sur le lac et le naufrage des amants, d’où Philippe a le malheur de sortir seul vivant.

Le reste, la prison, l’enquête judiciaire, ce sont encore, comme l’histoire de Philippe entre ses deux femmes, des choses dont le dessin général n’est pas sans rappeler toujours l’immortel Rouge et noir. Mais les cent dernières pages sont d’un accent tout différent, qui ferait plutôt songer à du Dostoïewsky. Philippe, reconnu innocent, se sent toutefois criminel et poursuivi par les Furies. Rien ne lui a réussi : ni la guerre, ni la paix ; et sa dernière expérience, celle de l’amour, s’est terminée par un désastre. Dans un monologue haletant, frénétique, il s’interroge sur la raison de cette vie manquée :


Qui suis-je ? Un intellectuel. Un in-tel-lec-tu-el. Une chose horrible, un monstre à deux pieds, à deux bras, et une cervelle qui moud avide. Dans la poitrine, rien… Pas de cœur. Impuissant pour le bien et le mal. Et puis, le bien, le mal, vieilles distinctions apprises !… Mais jamais une impulsion fraîche, jamais rien de pur, — voilà le mot, — rien d’instinctif, jamais. Ah ! un acte instinctif, fût-ce un crime, un assassinat, ce serait le salut. Avoir haï, aimé ! Mais je n’aime personne, pas même moi, pas même moi…


Alors, furtif, fuyant, spectre nocturne, méconnaissable, allant, venant de Rome à Florence, il va demander à un religieux, et puis à un ami, le secret de son douloureux génie, de cette malheureuse puissance « de souffrir et de faire souffrir. »