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Je me trouvais déjà bien en retard, étant en Turquie depuis près d’un mois, pour faire ma première visite au lieu où dort la petite amie de ma jeunesse. Aujourd’hui donc, avec Kenan Bey et Osman, je m’étais mis en route pour les cimetières, à travers toute cette fête de Baïram, à travers tous les beaux costumes éclatant au soleil en couleurs vives sur le fond sombre des vieilles maisons de bois.

Après un long trajet dans le vieux Stamboul, notre voiture passe la « Porte d’Andrinople, » et nous mettons pied à terre, hors de la grande muraille byzantine, à l’entrée des solitudes et des cimetières.

Voici, sous d’immenses cyprès noirs, le cimetière enclos que nous cherchons et nous nous dirigeons, au milieu des stèles droites, penchées ou brisées, vers le groupe de cyprès qui doit abriter la chère petite tombe.

Mais comment se fait-il que je n’aperçoive pas les stèles encore ? Me serais-je trompé de direction ? Ce n’est pas possible… Elles n’y sont pas cependant, et l’inquiétude commence… Je cherche, je cherche… C’était bien là pourtant, à cette distance des murailles… Quelque chose, sans doute, s’est obscurci dans ma mémoire ; j’étais si sûr de moi tout à l’heure ! maintenant je ne me reconnais plus bien… C’était là, il n’y a aucun doute… Osman, qui m’y avait accompagné souvent, affirme, lui aussi, que la tombe était là… Et elle n’y est plus. Nous allons voir plus au fond de l’enclos, parmi les herbes brûlées et les vieilles stèles en déroute… Mais non, ce n’était pas si loin que cela, je le sais bien… L’angoisse m’étreint, j’entends battre mes tempes. C’est fini, la tombe a disparu… Et d’ailleurs c’est comme dans les cauchemars, je ne m’y reconnais plus bien… Il me semble qu’il n’y avait pas cette brèche en face, dans la grande muraille byzantine ; il n’y avait pas, non plus, cette maison solitaire, qui pourtant a l’air bien vieux… Des bergers sont là avec leurs chèvres, je les interroge : « Cette maison, répondent-ils, mais le père de notre père l’avait toujours connue… » Alors, est-ce que je deviens fou ?… La chère petite tombe n’y est plus, c’est le point indiscutable ; peu importe le reste, ma mémoire a pu se tromper, et nous avons maintenant parcouru tout le cimetière !…

Visiblement désemparé, Kenan Bey me conte toutes les horreurs de la guerre qui vient de finir : deux cent mille