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s’il avait eu le bonheur d’avoir son fils auprès de lui. Cette consolation lui a été refusée ; aussi a-t-il souvent répété : « Combien un savetier est plus heureux que moi ! Celui-là a au moins auprès de lui sa femme et ses enfants. »

Malgré les traverses que l’Empereur avait eu à essuyer dans tant de circonstances, le souvenir de sa puissance était toujours pour lui un songe très agréable. « Je mettais toute ma gloire, disait-il, à faire des Français le premier peuple de l’univers ; tout mon désir, toute mon ambition était qu’ils surpassassent les Perses, les Grecs, les Romains, tant dans les armes que dans les sciences et les arts. La France était déjà le pays le plus beau, le plus fertile ; les mœurs y étaient parvenues à un degré de civilisation inconnu jusqu’alors ; en un mot elle était déjà aussi digne de commander au monde que l’avait été l’ancienne Rome… Je serais arrivé à mon but, si des brouillons, des intrigants, des hommes de parti, des gens immoraux, ne fussent pas venus me susciter obstacles sur obstacles et m’arrêter dans ma marche. Je sens bien qu’un pareil projet était gigantesque ; mais que ne peut-on pas faire avec des Français ? C’était déjà beaucoup d’être parvenu à gouverner la partie principale de l’Europe et de l’avoir soumise à une unité de lois. Des peuples dirigés par un gouvernement juste, sage, éclairé, eussent, avec le temps, entraîné d’autres peuples, et tous n’eussent fait qu’une même famille. Une fois que tout aurait été disposé, j’aurais établi un gouvernement où le peuple n’aurait eu rien à redouter de l’autorité arbitraire ; tout homme eût été homme et simplement soumis à la loi commune ; il n’y aurait eu que le mérite de privilégié. Mais, pour faire réussir un tel projet, il fallait être heureux et avoir une vingtaine d’années devant soi. La religion portait un peu obstacle à mon système ; mais il y avait un moyen dont on pouvait user ; c’était de fermer les yeux et de favoriser toutes les sectes qui se fussent présentées et eussent eu pour base la saine et vraie morale. Les hommes, ainsi divisés pour ce qui est de la conscience, n’en eussent été que plus soumis aux lois. Cela étant, on aurait eu l’avantage de pouvoir diminuer les abus et d’atteindre à la perfectibilité possible aux hommes. En religion, une juste et sage tolérance est un bienfait des gouvernements. Une religion n’est qu’une loi qui dirige la conscience. Dès le moment qu’elle vise à suivre l’impulsion de la nature dans tout ce qu’il y a de bon et social,