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beau regarder de tous mes yeux, je ne puis savoir le mot qu’a écrit Votre Majesté. » L’Empereur, lui aussi, regardait ; mais il ne se montrait pas plus habile que moi. Après avoir vainement cherché pendant une ou deux minutes, il me disait : « Assieds-toi là et écris, » et il se mettait à me dicter quelques phrases ou un paragraphe pour remplacer la partie où il y avait des mots illisibles.

Il avait fini par rejeter l’encre et les plumes en y substituant les crayons ; il en avait un bon nombre de préparés sur son écritoire, ce qui lui procurait l’avantage d’écrire plus rapidement et gagnait le temps qu’il faut pour prendre de l’encre. S’il supposait que ce qu’il avait à écrire employât plus de crayons qu’il n’en avait, il faisait rester quelqu’un auprès de lui pour les lui tailler à mesure qu’ils étaient usés, et encore lui arrivait-il fréquemment d’écrire avec le bois. Du reste, soit qu’il écrivît avec la plume, soit avec le crayon, il n’en traçait pas mieux ses lettres et ses mots ; aussi fort souvent, quand j’avais quelque chose écrit de sa main, je substituais un autre mot à celui que je n’avais pu lire, et, quand il relisait mon travail, ou il mettait un autre mot ou il laissait celui que j’avais écrit.

Sans cesse l’Empereur corrigeait tout ce qu’il avait fait faire ; sans cesse il faisait gratter des mots, des phrases, des lignes entières, et même jusqu’à des quarts de page ; constamment il fallait ajouter, changer, retrancher ; c’étaient des corrections sur des corrections, même dans les mises au net qu’il considérait comme un travail fini, terminé. Il disait à ce sujet : « Hé ! Rousseau a bien recopié sept fois sa Nouvelle Héloïse. »

Toutes les corrections qu’il voulait faire, si c’était pour ajouter, il les écrivait au crayon entre les lignes, entre lesquelles parfois il mettait jusqu’à deux ou trois autres lignes ; et ce qu’il écrivait était si fin que la plupart du temps, j’étais obligé d’avoir recours à une loupe pour grossir les caractères et soulager mes yeux. S’il supprimait, il faisait des traits obliques de gauche à droite sur les mots et sur les phrases.


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L’Empereur aimait infiniment la lecture. Les historiens grecs et romains lui revenaient souvent dans les mains, surtout Plutarque. Plus que personne il pouvait apprécier cet excellent