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L’Empereur avait une imagination extraordinaire et une mémoire des plus heureuses. La mobilité de sa langue était, pour ainsi dire, insuffisante à rendre tout ce que lui fournissait sa pensée, et sa plume l’était encore plus. Il pouvait dicter plusieurs heures de suite sans désemparer. Sa mémoire lui fournissait tout à souhait. Il la comparait à un meuble composé d’un très grand nombre de tiroirs ; il tirait celui dont il avait besoin pour y prendre les matériaux propres à son sujet. Le classement de toutes choses se faisait comme de soi-même, et il ne lui restait plus que d’articuler les mois. Il disait souvent qu’il était capable de tuer six secrétaires. Ceux qui écrivaient sous sa dictée, quoiqu’ils écrivissent de la manière la plus abrégée, avaient toujours une ou deux phrases et même trois en arrière. Les sténographes seuls pouvaient le suivre. Aussi, dès le moment qu’il avait eu connaissance de la méthode d’écrire aussi vite que la parole (c’était à sa rentrée de la campagne de Russie), il ne manqua pas d’avoir un secrétaire (M. Joanne) qui y fût fort habile, ce qui soulagea beaucoup ses autres secrétaires. Ce fut à ce sténographe qu’il dicta le Concordat de Fontainebleau.

L’Empereur écrivait assez vite, mais il n’avait pas la patience d’écrire. Les premières lignes étaient passablement écrites, mais celles qui suivaient étaient illisibles. Il fallait qu’on fût très habitué à la forme de ses lettres, de ses mots et de leurs liaisons, pour le déchiffrer, et les plus habiles mêmes cherchaient longtemps avant de deviner ces espèces de signes hiéroglyphiques. Pour lire l’écriture de l’Empereur, il fallait qu’on eût de bons yeux et beaucoup de mémoire, parce que d’une part il écrivait par moments très fin et que, de l’autre, certains mots étaient écrits diversement dans différents endroits. Ce qui rendait la difficulté plus grande encore, c’est que l’Empereur écrivant ordinairement d’une manière très abrégée, omettait souvent les lettres nécessaires, ou en mettait qui ne devaient pas y être. Enfin, presque toujours, il lui arrivait de ne pouvoir se lire. Il savait bien ce qui devait y être ; mais il ne savait pas ce qu’il avait mis. Maintes fois, étant allé à lui pour demander ce qu’il avait mis là, j’en recevais pour réponse : « Comment, imbécile, tu ne sais donc pas lire ? — Non, Sire. — C’est cependant écrit comme si c’était imprimé ! Regarde. — Sire, j’ai