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leurs exercices par une lente promenade rituelle, à la file, autour de la salle ronde. C’est déjà comme en rêve qu’ils se meuvent, et chaque fois qu’ils passent ou repassent devant le chef de la confrérie, ils lui adressent une très profonde révérence, qui leur est rendue avec la même gravité. La danse religieuse sera menée par un petit orchestre de flûtes et d’énormes tambourins caverneux ; elle durera pendant tout l’office, accompagnée de chants discrets à plusieurs voix. D’abord, les derviches déploient les bras par saccades comme des automates dont les ressorts engourdis joueraient difficilement, et quand ils ont fini par les étendre tout à fait, presque en croix, la tête penchée sur l’épaule avec une grâce un peu morbide, c’est alors seulement qu’ils commencent à tourner, d’un mouvement d’abord très doux, mais qui, de minute en minute, s’accélère et arrondit en cloche leurs larges robes sombres ; on dirait bientôt de grandes campanules renversées, devenues maintenant si légères qu’il suffirait d’un souffle imperceptible pour les faire glisser comme cela en rond, tout autour de la salle ronde, comme des feuilles mortes que le vent balaye. Ils ont pris tous un mouvement de toupie lancée sans heurt sur une surface plane. En passant, ils ne font aucun bruit, on ne voit même pas s’agiter leurs pieds rapides et leurs si hauts bonnets ne chancellent même pas sur leurs têtes aux yeux d’extase. Ils tournent, ils tournent ainsi, toujours du même côté ; tant on s’est identifié à leur mouvement, il semble que, s’ils en changeaient le sens, on en ressentirait une commotion douloureuse et qu’une rêverie ultra-terrestre en serait rompue sans recours… Ils tournent interminablement, à donner le vertige…

Le décor en pénombre où tournoient ces personnages si légers est un grand décor funèbre ; ils dansent devant un parterre de morts, de morts qui, toute leur vie, avaient tournoyé comme eux, ici, au milieu de ce même sanctuaire, mais qui aujourd’hui se contentent de surveiller, dans un silence attentif et intimidant, de quelle manière ces derviches actuels continuent la sainte tradition du vertige religieux. En effet, la mosquée est ouverte par de larges arceaux sur des bas-côtés profonds tout peuplés d’immenses et très hauts catafalques que drapent des étoffes vertes, la couleur du Prophète. Tous ces tombeaux vert émir, qui se pressent les uns derrière les autres comme pour mieux voir si les rites du tournoiement séculaire