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Avant de commencer, une autre s’excusait : « Ah ! maître, j’ai si peur ! — Eh ! bien, et moi donc ! » Un « bénisseur, » a-t-on dit de Gounod. Alors, c’est qu’on ne l’avait pas entendu maudire. « Vois-tu, mon enfant, il suffit d’un interprète pour calomnier un chef-d’œuvre. » Ses calomniateurs avaient beau ne pas savoir ce qu’ils faisaient, il ne leur pardonnait pas toujours. Un soir je me trouvais avec lui à l’Opéra. Faust y était, comme à l’ordinaire, assez mal traité. Tout à coup, n’y tenant plus, il m’entraîna sur la scène. « Viens, tu vas entendre. » Et j’entendis ceci : « Vous lâchez vos artistes à travers ma partition comme des veaux à travers un potager. » La comparaison d’ailleurs n’avait pas moins d’exactitude que de vivacité. Mais le succès, le respect de son œuvre n’allait pas chez Gounod jusqu’à l’idolâtrie. Peu de semaines avant la représentation de Roméo et Juliette à l’Opéra, je le rencontre dans l’avant-scène de la direction. « Tu arrives à propos. Gailhard est en train de me demander un ballet pour Roméo. Quel est ton avis ? » Comme je m’excusais : « Va, va, ne te gêne pas. Je devine. Tu crois que je suis trop vieux et que le ballet ne vaudrait pas grand’chose. » Je me récriai, plus vivement. Le ballet fut écrit et n’ajouta rien aux beautés de l’ouvrage. Peu de temps après, je rencontrai Gounod. Il m’arrêta, me saisit par le bras et brusquement : « Ils l’ont voulu, leur ballet, ils l’ont eu. Tu avais raison : il est exécrable. »

Le plus souvent, lorsque l’artiste nous entretenait de son art, c’était avec moins de rigueur, mais sans complaisance et sans vanité. Et l’homme ne parlait pas autrement de son âme. Il confessait ingénument ses faiblesses. Pour les excuser, non pour les absoudre, il alléguait le trouble, l’espèce de vertige et d’égarement où le jetaient, chantant au dedans de lui-même, de si belles et surtout si tendres mélodies. Il espérait que Dieu ne traiterait peut-être pas comme tous les autres celui qu’il n’avait pas créé tout à fait comme eux.

Les autres pourtant, loin de les dédaigner, il les aimait. Il souhaitait que son art ne leur fut point inutile. Dédiant au pape Léon XIII l’oratorio de Mors et vita, il exprimait le vœu que son œuvre pût accroître la vie en lui-même et en ses frères : « ad incrementum vitæ in meipso et in fratribus meis. » Un jour, parlant d’une grève, et des ouvriers qui l’avaient déclarée, il mesurait avec tristesse, avec compassion, « tout ce qu’on a enlevé