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« puissances de sentiment » ne tiennent pas la première place et que son œuvre mériterait pour épigraphe ce précepte d’Auguste Comte : « L’esprit doit toujours être le ministre du cœur et jamais son esclave. »

« Pour le sentiment, c’est un jeune homme qui... » Rien ne fut plus vrai de Gounod, de Gounod jeune, de Gounod toute sa vie. Le sentiment, plus que l’entendement, était pour lui le mode préféré de la connaissance, et toute connaissance, chez lui, se tournait en amour. Le mot de saint Augustin : « Ama et fac quod vis » est l’un de ceux que répétait volontiers l’auteur de Faust et de Mors et Vita. Son affection, qui me fut presque paternelle, date, — je l’ai rappelé, — de ma douzième année. Que dis-je, elle est plus vieille encore, si j’en crois cette dédicace inscrite à la première page de Rédemption : « A mon cher Camille Bellaigue, que j’aime depuis l’enfance de son père. » Depuis mon enfance à moi, et jusqu’à sa mort, il m’accueillit à son foyer. J’y revenais sans cesse, avide d’y trouver la lumière et la flamme et d’ouvrir à ses chants, même à sa parole, mes oreilles, mon esprit et mon cœur. J’entrais librement dans le vaste atelier de la place Malesherbes. J’y ai passé de belles heures, de celles, disait Alphonse Daudet, qu’on voudrait fixer avec des épingles d’or. La voûte en était élevée, le décor discret, assez sombre. De hautes orgues occupaient le fond de la salle. Une large fenêtre éclairait un meuble à deux fins, table et piano tout ensemble, où Gounod avait gravé cette inscription : « Hic laboravi quantum potui, non quantum volui. » Car il eût voulu travailler toujours. Plus il avançait en âge, plus il écartait de lui ce qui s’appelle ou ceux qui s’appellent « le monde » et leurs inutiles propos. Que de fois il m’a répété : « C’est le parlage qui me tue. » La parole de l’Apocalypse : « Il se fit dans le ciel un silence d’une demi-heure, » lui paraissait belle entre toutes, trop belle pour la terre, et le faisait aspirer au ciel. En attendant, et pour mériter le bonheur d’y entrer et d’y retrouver Mozart, ce Mozart qu’il ne pouvait entendre sans se sentir « l’esprit à genoux, » il se résignait parfois au rôle d’auditeur et de conseiller musical.

Que de Marguerites, au rouet, à la fenêtre, à l’église, n’ai-je point accompagnées au piano devant lui ! « Soyez simple, » criait-il à l’une d’elles qui chantait en minaudant la ballade du Roi de Thulé ! « Soyez simple, soyez peuple ! Balayez, balayez ! »