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sort pas d’un seul coup de la condition de ses ancêtres. Il faut au moins qu’une génération intermédiaire prépare les voies et serve d’échelon. Autrement, l’ascension trop rapide est expiée par un défaut permanent d’accommodation, quand elle ne l’est pas par des chutes effroyables. On sait qu’un brusque changement d’atmosphère amène des troubles physiologiques. Il en est de même dans l’ordre moral. Il faut s’être donné la peine de grimper lentement. Il faut au génie en formation une « maturation par la durée, » selon une expression chère à M. Bourget. Dans notre Université où tant de maîtres ont une origine modeste, et où la montée due à l’effort personnel est presque la règle, on a pu observer cependant que les plus heureux de ces efforts ont eu des antécédents dans les générations qui ont précédé la réussite définitive. Les confidences des maîtres les plus illustres nous révèlent ces mérites qui n’ont pas vu le jour, et ces existences cachées qu’un rayon de gloire rétrospectif vient tardivement atteindre, parce que ceux, qui les ont vécues, ont ménagé et comme placé à terme toutes les virtualités intellectuelles et morales qui étaient en eux, pour qu’elles s’épanouissent plus sûrement après eux. On se rappelle l’émouvante piété avec laquelle Pasteur faisait l’hommage de son génie à ceux qui ne lui avaient pas seulement donné la vie. Quel intérêt, dit M. Bourget, y eût-il eu à ce que le grand-père ou le père de Pasteur fussent arrachés à l’humble condition au-dessus de laquelle ils étaient déjà ? Cette mise en valeur, « dont on n’eût pu dire qu’elle était précipitée, n’en eût pas moins compromis peut-être l’action fécondante de la durée, l’évolution plus lente requise par la grandeur du génie qui devait naître.

A quoi on pourrait répondre sans doute qu’il ne faut cependant pas attendre indéfiniment, et que c’est une faute égale de moissonner trop tôt, ou trop tard. Le génie trouve toujours sa voie, soit. Mais, dans l’attente le plus souvent vaine de ces miracles du génie, on risquerait de laisser se perdre des valeurs plus modestes, mais heureusement plus fréquentes, nécessaires au renouvellement désirable de l’élite sociale. La loi de l’étape n’est pas une loi d’immobilité. Elle nous apprend seulement, dans la mesure où elle est vraie, que les choses sont moins simples qu’on ne croit, et que le progrès souvent s’accomplit en plusieurs temps.

Plus décourageant que M. Bourget, son maître Taine soumet