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l’Empereur, il l’entendit verser de l’eau dans un verre et ensuite le bruit de la petite cuiller qu’on remue pour délayer quelque chose. Sachant qu’il n’y avait pas de sucrier et pas de sucre fondu dans le verre, Hubert ne pouvait se figurer ce que l’Empereur remuait ainsi ; mais, après un moment de réflexion, il pensa que l’Empereur, ne voyant pas le sucrier qui accompagnait ordinairement les deux verres, avait pris du sucre dans le sucrier du nécessaire.

Quand l’Empereur eut fini de remuer la cuiller dans le verre, il y eut un moment de silence, après lequel l’Empereur vint à la porte de l’antichambre et dit à Hubert de faire appeler le duc de Vicence, le duc de Bassano, le Grand-Maréchal et M. Fain. Dans ce moment, m’a dit Hubert, les traits de l’Empereur n’étaient aucunement altérés ; il lui parut aussi tranquille que s’il venait de boire un verre d’eau pure. Ces messieurs arrivés, il leur dit que, ne pouvant survivre au déshonneur de la France, il venait de se laisser aller à la faiblesse de s’empoisonner. Aussitôt que ces messieurs eurent entendu ces paroles, ils envoyèrent promptement chercher M. Yvan pour qu’il donnât un contre-poison. M. Yvan vint aussitôt et administra immédiatement à l’Empereur un breuvage qui ne tarda pas à produire son effet. L’Empereur vomit toute la substance délétère qu’il avait avalée, mais non sans de grands efforts qui le fatiguèrent beaucoup. Vers les six heures, se sentant soulagé, il descendit dans le jardin intérieur et s’y promena longtemps avec ces messieurs. Il est supposable que le temps et les émanations du corps avaient altéré la force du poison, car on doit penser que si ce même poison eût conservé son énergie primitive, la mort eût été instantanée. L’Empereur fut trompé dans son attente.


SAINT-DENIS.