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Bessières, qu’il avait envoyé pour voir dans quel état était la garde. « Eh bien ! Bessières, lui dit-il, mes soldats ont-ils ce qu’il leur faut ? Sont-ils bien ? — Très bien. Sire, répondit le maréchal. La broche est mise à plusieurs feux ; il y a des poulets, des gigots, etc.. » Si le maréchal y eût regardé de ses deux yeux, il aurait vu que ces pauvres diables n’avaient pas grand’chose à manger. La plupart étaient fort enrhumés, tous très fatigués et leur nombre considérablement diminué. Tout le monde était silencieux ; alors et depuis longtemps, la gaîté était bannie des bivouacs. Le maréchal était gascon et courtisan.

Après une journée longue et pénible, l’ordre fut donné de faire camper les équipages de la Maison dans un endroit isolé de toute habitation et même d’un bois. On craignait une surprise pendant la nuit. Pour ne pas attirer l’attention des rôdeurs ennemis, on ne permit pas de faire un seul feu de bivouac. Plusieurs personnes passèrent la nuit dans leurs voitures, d’autres se couchèrent dessous et quelques-uns la passèrent, partie à se promener pour s’échauffer, et partie à se reposer sous un fourgon. Pour mon compte, j’attendis ainsi le départ du lendemain. Ce fut peut-être la plus mauvaise nuit que j’eusse passée dans tout le cours de la campagne.

Avant Smolensk, l’armée avait déjà eu beaucoup à souffrir, mais depuis cette ville la souffrance avait considérablement augmenté. On aspirait après Wilna ; il semblait que là les misères devaient finir. Bien que chaque jour il restât moins de chemin à faire, il semblait que l’on n’avançait pas. On avait froid, on avait faim, la marche était pénible ; à chaque couchée, le nombre des hommes, des chevaux, des canons, des caissons et voitures était moindre qu’à la couchée précédente. C’est ainsi qu’on gagna Smorgoni.

Smorgoni n’était pas une ville, mais un pauvre petit village, composé d’une maison de seigneur ou espèce de château (ayant l’aspect d’un petit temple païen grec) comme il y en a tant en Russie, et de quelques cabanes de paysans. Devant le château était une petite place où étaient parqués les équipages de la Maison. Ce village devait être fort joli, fort agréable, l’été ; mais, l’hiver, il n’avait rien de bien attrayant. L’Empereur était logé dans la maison seigneuriale, comme c’était l’ordinaire. Les bivouacs établis, on se parla à l’oreille : quelque disposition inaccoutumée est l’objet de la conversation de quelques personnes