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étaient à un quart d’heure l’un de l’autre et jetés sur des ruisseaux larges et profonds, dont les abords étaient fangeux. On ne conçoit pas comment les Russes avaient oublié de détruire ces ponts ; le désordre, qui était déjà très grand dans l’armée, s’en fût augmenté, car leur réparation ou leur reconstruction eût retardé notre marche, et il est à croire que si, dans cette position, nous eussions été attaqués, ce que nous avions encore de matériel eût été perdu en grande partie. Ce fut au passage de ces ponts que je vis le maréchal Lefebvre, un bâton à la main, frapper plusieurs grenadiers pour les faire avancer et garder leurs rangs ; ils marchaient alors par sections. Pauvres gens ! ils étaient exténués.

Depuis longtemps, les soldats étaient malheureux, et c’est seulement de la vieille garde que je parle. En allant à Moskow, ils avaient déjà vécu de privations, mais encore ils avaient eu quelque chose ; mais, en revenant, ils eurent à supporter une bien plus grande misère : ils ne trouvaient rien. La fatigue, le froid et, plus encore, le besoin de nourriture, leur ôtait tout courage, toute énergie ; ils avaient à peine le sentiment de leur conservation ; ils allaient, ils allaient tant qu’ils pouvaient et ne s’arrêtaient que quand les jambes et le cœur manquaient ; aussi chaque jour leur nombre diminuait-il d’une manière extrêmement sensible, et nous n’étions pas encore au bout du rouleau.

Je me rappelle qu’un jour, après être arrivés au gite, qui était un couvent où l’Empereur était logé, le Grand-Maréchal. ou le Grand-Ecuyer ordonna de brûler plusieurs voitures et fourgons de la Maison. On brûla aussi plusieurs caisses de livres de la bibliothèque de Sa Majesté. Différentes personnes présentes auraient bien voulu sauver quelques volumes du feu ; mais il y avait ordre que contenu et contenant fussent livrés aux flammes. Ce fut dans la cour du couvent qu’eut lieu l’exécution.

A la fin de l’une des journées qui suivirent, l’Empereur se trouva logé dans un petit château, assez bien meublé. Autour de la pièce qui servait de salon il y avait des divans. C’est là que M. Gourgaud vint apprendre à l’Empereur la résurrection du maréchal Ney. Cette nouvelle fit un si grand plaisir à l’Empereur que, pendant toute la soirée, il se livra à une joie inexprimable de bonheur. M. Gourgaud, qui n’était alors que chef d’escadron, fut nommé colonel.

Un soir, l’Empereur étant à dîner fit entrer le maréchal