Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 63.djvu/782

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas le même effet aux yeux et sur les sens, et puis on s’habitue à tout. Il semblait qu’ayant l’Empereur tout près de soi, on ne devait avoir rien à craindre.

Je fus de bonne heure sur pied. Aimant à prendre l’air dès le matin, je sortis de notre chambre et gagnai le grand escalier Est pour aller me promener dans l’enceinte du Kremlin. Le plus grand désordre régnait de toutes parts : il y avait quelques postes qui bivouaquaient sur le vaste espace vide qui était devant cette partie du palais, mais fort peu de monde à chacun d’eux. Des soldats étaient couchés, d’autres fumaient accroupis ou assis près de quelques tisons, d’autres se promenaient, enfin d’autres venaient d’un pas chancelant rejoindre leurs camarades.

Des bouteilles ou flacons vides jetés aux alentours des feux annonçaient assez comment les postes avaient passé la nuit. Chacun des soldats que je rencontrai, l’un avait perdu une chose, l’autre une autre ; des cavaliers, l’un cherchait sa bride, ou sa selle, ou sa couverture ; l’autre ne savait où trouver son cheval, etc.

Chacun regardait les progrès du feu qui gagnait avec rapidité les quartiers qui, jusqu’alors, avaient été comme oubliés par l’élément destructeur. Des ordres avaient été donnés pour soustraire à la destruction différents établissements ; mais que faire dans cet incendie général ? Rien ! Où avoir des pompes ? on n’en put trouver aucune ; des seaux ? il n’y en avait pas un ; de l’eau ? où en prendre dans une ville que l’on ne connaît pas et qui est sans habitants ? On laissa brûler, tirant des maisons tout ce qui pouvait être utile ou nécessaire.

Les murailles formant l’enceinte du Kremlin sont hautes à l’extérieur et bâties en briques. De distance à distance, sont plantées des tours, dont quelques-unes, celles des angles, sont rondes et les autres carrées, ces dernières surmontées d’une cage qui est assez semblable à celle des petits clochers des églises, de village, dont la forme de la toiture est une pyramide quadrangulaire. Au centre est le palais situé sur un plateau qui domine la ville de toutes parts. Le palais, étant bâti en briques et en pierres de taille, était par cela même moins accessible au feu que les maisons de la ville qui, pour la plupart, étaient en bois, et de plus, c’est que, presque de tous côtés, il était isolé de toute construction facile à s’enflammer.

Quelle dut être la pensée de l’Empereur en considérant le spectacle sublime, mais bien triste, de cet océan de feu qui l’enveloppait