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Tous merveilleusement à leur aise au milieu du dégel, dans la boue qui jaillissait en jets clairs sur leurs houppelandes moisies. Mais le plus singulier de tout, (du moins pour un voyageur confortablement installé à l’abri de leurs assauts), c’était l’espèce de gaîté, le vif entrain de vivre qui sortait de cette foule sordide… J’avais là sous les yeux les Juifs de village perdus dans la montagne, les délégués commerciaux de toute cette Haute Hongrie, de ces pâtres, de ces bûcherons qui n’ont aucune idée de ce qu’est une ville, et qui s’en remettent à ces surprenants bonshommes du soin de vendre leurs produits et de faire leurs emplettes.

Je n’en revenais pas que deux humanités si différentes, ces paysans paisibles, dont le visage ne respirait que simplicité et rudesse, et ces Juifs qui, par leurs regards, leur bruit et leurs moindres gestes, exprimaient tant d’activité d’esprit, pussent ainsi vivre côte à côte. Et ce qui déroutait encore, c’est que ces Juifs par leur costume semblaient appartenir à un monde encore plus archaïque que ces montagnards et leurs femmes vêtus de peaux de bêtes. À chaque station il en montait. Il semblait que le train les attirait, les aimantait, les arrachait à ces solitudes qui n’étaient pas faites pour eux. Quelques instants plus tard, on était étonné de les voir redescendre dans de pauvres stations toutes pareilles à celles d’où ils étaient partis, comme s’il eût été naturel que le train les emportât plus loin, toujours plus loin, vers des pays tout nouveaux…

Oui, quel souvenir inoubliable, cette apparition d’Israël pataugeant dans la boue, le long de cette voie ferrée, sous un ciel nuageux traversé de rais de lumière, comme dans une image de l’Ancien Testament ! Montagnes, forêts, rochers, tout cet âpre pays d’une beauté grandiose, quoique un peu monotone, m’intéressait maintenant beaucoup moins que cette foule noire avec ses yeux de feu, ses bottes qui laissaient voir les orteils, et ses tristes lévites crasseuses. Et plus j’avançais dans mon voyage, plus ma surprise grandissait, jusqu’à devenir opprimante. Dans les petites villes où je m’arrêtais en passant, je visitais des rues, des logis empestés, des synagogues où l’on implorait Dieu avec une furie indécente ; j’entrevoyais des vies comme jamais je ne pouvais imaginer qu’il pût en exister de pareilles… Évidemment il y avait là quelque chose d’unique au monde, un spectacle auquel rien ne m’avait préparé, je ne sais quel Moyen-Âge de la danse de