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moitié de son nom est occupée à manger l’autre. Cinq minutes plus tard, après un court dialogue, on voit Pinkas-Kohn ou Loew-Hirsch tirer son portefeuille, et compter au gentilhomme à petit chapeau vert les billets qu’il lui avance sur la prochaine tonte de moutons ou la récolte encore sur pied, cependant que tous les consommateurs du café, MM. les officiers, par-dessus leurs cartes, les Juifs, dans la fumée de leurs pipes ou des cigares, les journalistes, en écrivant leur article sur le marbre, et le tzigane, derrière son violon, suivent avec intérêt cette petite scène bien connue, car elle se répète tous les jours... Si vous repassez dans la soirée, le café est encore plein. L’infanterie boit de la bière, et la cavalerie du vin. Le tzigane un peu las tape le cymbalum, racle sur son violon quelque mélodie plaintive :


La feuille du tremble
Tombe en automne...


ou bien :


Quand j’étais enfant,
Moi aussi j’avais une mère...


Puis tout à coup, sur les onzes heures du soir, nouvelle irruption bruyante du hobereau de l’après-midi, mais accompagné, cette fois, par les acteurs et les actrices du théâtre de la ville. Avec l’argent de Pinkas-Kohn, il a payé son cocher auquel il devait dix mois de gages, et aussi le premier créancier qui s’est trouvé sur son chemin. Ensuite, courant chez la fleuriste, il a fait envoyer un bouquet à la vedette de passage, et le voici maintenant qui revient, escorté comme un Mécène, prêt à répandre sur le café les billets de Pinkas. Le tzigane qui languissait, retrouve à sa vue son ardeur, et attaque aussitôt sa chanson préférée, car il connaît l’air favori de chacun des seigneurs du voisinage :


Qui n’a pas cinq ou six maîtresses
N’a pas une once de cervelle...


Le Champagne hongrois coule à flots. Juifs et Chrétiens fraternisent dans une aimable gaîté, quand tout à coup un cavalier fortement éméché, fait son entrée à cheval dans la salle, renverse avec fracas un plateau chargé de verres d’eau, et s’écrie en brandissant sa cravache : « Ça sent le Juif par ici ! » Mais notre hobereau se lève, une bouteille à la main, s’approche de