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trouvaient que la société faisait une place trop petite à leurs talents. Sans instruction ni don particulier, il s’était découvert la vocation de journaliste, et il avait fait ses débuts dans la ville de Nagy Varad, une singulière petite ville, très caractéristique de la province hongroise, et qui vaut qu’on s’y transporte une minute, au moins en esprit.

Nagy Varad, Grand-Varadin, comme l’appellent dans leurs rapports nos officiers et nos ambassadeurs des XVIIe et XVIIIe siècles, est situé à la limite de la plaine hongroise et de la Transylvanie, au bord d’une rivière marécageuse, la Peczé. C’est une ville de soixante mille habitants environ, dont vingt-cinq mille Israélites, où grands et petits propriétaires de la plaine viennent écouler leurs produits, surtout la laine et le blé. Au milieu, une vaste place, qui n’est pas peu fière d’avoir quatre grands cafés toujours pleins. Entrons au hasard dans l’un d’eux. La maison a bon air, une vieille demeure du temps de Marie-Thérèse, badigeonnée d’un enduit jaune, avec un toit à la Mansard, l’aspect honnête et vénérable.

Il est deux heures, trois heures, si vous voulez. Toutes les tables sont occupées. La table de MM. les hussards, la table de MM. les officiers d’infanterie, la table de M. le sous-préfet et des agents du Comitat, la table de MM. les fonctionnaires des chemins de fer de l’Etat, la table des artistes du théâtre, la table des négociants juifs (laines, cuirs, blés, etc.), la table de MM. les journalistes du journal catholique, la table de MM. les journalistes du journal Israélite, qui échangent entre eux leurs articles ; et la table des littérateurs, romanciers ou poètes du cru — car Grand-Varadin se flatte d’être une ville intellectuelle, d’où son surnom de Paris-sur-Peczé. Tout ce monde fume, bavarde, joue aux cartes, fait des affaires et disserte devant les innombrables verres d’eau qui accompagnent le café. Soudain la porte s’ouvre. Guêtre de jaune, habillé non sans recherche » coiffé d’un petit chapeau vert, un hobereau des alentours vient de quitter sa calèche, attelée de chevaux nerveux, bien soignés comme lui, et très enrubannés. Il entre, et salué par les bonjours de la table des hussards, il se dirige tout de suite vers la table des marchands de laine, du côté de Pinkas-Kohn ou de Moïse Loew-Hirsch [1], dont on dit que, dans son avidité, la première

  1. Lion-Cerf.