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à l’hôte qui arrive : « De qui es-tu le fils ? » Pour être bien accueilli, il suffit de bien boire. Silencieux, taciturne même, jusque dans l’ivresse il conserve une dignité parfaite ; mais sur la table du cabaret, la tête dans ses mains, il s’attendrit aux larmes en écoutant le violon du tzigane, d’où le proverbe bien connu : le Hongrois s’amuse en pleurant. D’un tempérament amoureux, avec beaucoup de poésie dans l’esprit, je ne connais que l’Arabe pour célébrer, comme lui, ses amours en vers improvisés, en chansons et en images empruntées à sa vie rustique. Il adore les chevaux, les beaux attelages aux lanières de cuir flottantes, les vêtements brodés de tulipes et d’œillets, le plaisir et la danse ; il dilapide son bien pour paraître, s’endette volontiers et ne met aucune promptitude à payer ses créanciers, non certes par malhonnêteté mais parce qu’il trouve un grand plaisir à les voir enrager. Il abhorre le mensonge, se brouille avec son meilleur parent si d’aventure celui-ci lui a menti ; et son principal grief contre les Allemands et les Juifs, c’est, dit-il, qu’ils ont introduit la fourberie dans le pays. Têtu jusqu’à l’obstination, on arrive malaisément à lui faire admettre qu’il a tort, mais quand on l’a une fois convaincu, c’est de bonne grâce qu’il se rend, sans la moindre arrière-pensée. Dans son ménage il est grondeur, fait le maître bourru, répète avec complaisance : « L’argent est bon quand il est compté, la femme bonne quand elle est battue ; » mais celle-ci, qui ne le tutoie jamais et l’appelle toujours « Monseigneur, » mène tout dans la maison. Le commerce lui répugne : il l’abandonne aux Juifs. Un travail excessif n’est pas non plus son fait : la Providence n’est-elle pas là pour faire produire à la plaine le meilleur blé d’Europe et les plus beaux abricots ? Quant aux vulgaires légumes, il en laisse le soin au maraîcher bulgare. Et ce qui s’accorde le mieux à son tempérament indolent et rêveur, c’est la vie du berger.

Jamais je n’oublierai les longs jours et les nuits d’été que j’ai passés chez les pâtres, au milieu des steppes herbus, restes des anciens pâturages. Rien ne troublait la paix de la prairie que le vol noir et blanc des cigognes, le glissement rapide d’une bande de canards sauvages sur les marais d’eau salée, et le lent mouvement des troupeaux qui vivent ici rassemblés en grandes confréries animales. Tantôt j’allais chez les gardiens de chevaux, — ces petits chevaux hongrois qui fournissaient en ce