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tuteurs, des hommes de bien qui le mèneraient au bonheur à leur manière, malgré lui s’il le fallait. Et l’on se mit à la besogne.

L’idéal eût été assurément de décapiter d’un seul coup aristocrates et bourgeois ; mais cette opération radicale offrant des difficultés, il fallut se contenter de leur rendre la vie impossible. On décréta que personne ne pourrait prendre part à une élection quelconque, sans présenter une carte d’adhérent à un syndicat d’ouvriers. C’était mettre d’un trait de plume tous les bourgeois hors la loi. On confisqua leurs dépôts dans les banques, et sous les menaces les plus sévères, ils furent sommés de verser aux caisses de l’Etat, dans un délai de quinze jours, leur or, leurs bijoux, leurs objets d’art et toutes leurs valeurs étrangères. Plus tard on les obligea même à livrer linge et effets, et à ne garder pour eux qu’un vêtement, trois chemises, quelques chaussettes et une paire de souliers. Dans leurs maisons ou leurs appartements ils durent se contenter d’occuper une pièce ou deux, laissant le reste à la disposition d’inconnus qui venaient s’y installer. Un homme de confiance, désigné pour chaque immeuble, et à l’élection duquel participaient seulement les prolétaires de la maison, faisait à la fois figure de policier et de concierge, expulsait ou installait, suivant son bon plaisir, qui bon lui semblait au logis, tranchait les différends qui pouvaient s’élever entre les nouveaux locataires et les anciens occupants, touchait les loyers pour le compte de l’Etat, estimait les besoins de chacun, distribuait les bons indispensables pour se procurer quoi que ce fût dans les magasins de la ville, et tenait tous les habitants sous la perpétuelle menace d’une dénonciation aux tribunaux des soviets.

Dès les premiers jours du régime, tous les stocks de marchandises ayant été déclarés biens communaux, des contrôleurs soviétiques s’installèrent dans chaque boutique à côté des commerçants. Un bas prix fut établi pour tous les articles de vente ; mais afin d’empêcher tout ce qui n’était pas prolétaire de profiter de ces prix de faveur, il fut encore spécifié que nul n’aurait le droit d’acheter le moindre objet s’il n’était porteur d’une carte syndicale et du permis délivré par le concierge. On vit alors des femmes de la haute société se faire écuyères dans les manèges ou tourner dans les cinémas, pour obtenir ces fameuses cartes sans lesquelles on ne pouvait vivre. D’ailleurs, au bout de peu de temps, personne ne reçut plus rien du tout,