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Gozzi et de Casanova... Il a le visage long et jaune, muni d’un grand nez dont se rapprochent deux yeux fureteurs et vifs et qui domine une bouche mince et sinueuse, à la fois bavarde et secrète. De ce visage il semble masqué. Cela lui donne une mine de comédie où il y a de la verve, de la finesse et du mystère... » Et cet étrange revenant, c’est le signor Tiberio Prentinaglia, antiquaire et guide à l’occasion, pour qui la plus moderne et la plus contemporaine Venise n’a point de secrets ! A côté de lui, passent, ou bien défilent dans sa boutique, des types de millionnaires ou de désœuvrés non moins modernes, en qui l’imagination sagace du romancier découvre et ressuscite les grands seigneurs étrangers ou les sénateurs vénitiens d’autrefois, — les amants qui, comme Candide, trament par les canaux leur désespoir d’amour, et qui, finalement abandonnés, se consolent à la façon de Pâquette et de Frère Giroflée, — la mort dans l’âme !...

Bien moins que cela suffit pour émouvoir l’évocateur, le charmer ou le contenter : la seule douceur de vivre dans une ville silencieuse, où tout caresse la fantaisie et les sens, où tout les exalte. Être simplement un citoyen de Venise, y être chez soi, y avoir dans sa poche la clé de son logis, cela comble tous ses désirs. Il n’aspire à rien de plus qu’à jouir d’une chambre ou deux, dans une vieille maison, sur un canal écarté et paisible, une vieille maison aux murs stuqués, aux plafonds peints de couleurs tendres ou éclatantes, aux meubles ventrus et surchargés d’applications et de dorures, avec un lustre de verre filé, un portrait masqué de Longhi, un buste ou un bibelot sur une commode, un écritoire, un plateau de laque, une coupe de Murano... Et puis, au sortir du vieux logis, s’en aller flâner chez l’antiquaire, boire un punch au kermès sur les banquettes de velours rouge du café Florian, en fumant un Virginia et en considérant, à travers la plaque de cristal qui le protège, le Chinois peint à fresque sur le mur... De là, s’en aller prendre le soleil et promener sa mélancolie dans quelque jardin minuscule et secret. Henri de Régnier connaît tous les jardins de la ville et de ses faubourgs. Il les a chantés et décrits en traits inoubliables. Rien qu’avec les pages qu’il leur a consacrées, on pourrait composer une anthologie pleine de couleurs, de lumière et de parfums, qui s’intitulerait : les Jardins de Venise.

Par-dessus toutes ces images brillantes flotte comme un voile d’illusion triste et douce... La lagune, à l’infini, se moire de