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Les maîtres coloristes du passé cherchaient des harmonies de couleurs chaudes : l’ambre, la grenade entrouverte, le vert somptueux des mousses, l’or des lichens et des feuilles d’automne, l’aventurine des poires mûres, le cramoisi ou le carmin des crépuscules. M. Ingres n’en avait cure et, pour ne pas nuire à son dessin, il recherchait surtout des couleurs froides, des bleus, des verts-bleus, des violets, des gris de lin. Puis au rebours des beaux coloristes, de Velasquez par exemple, il fourrait du blanc dans ses ombres, c’est-à-dire qu’il les empâtait afin de les rendre le moins transparentes qu’il pouvait. De là, des opacités massives, des duretés d’acier et lorsque, par malheur, il s’aventurait dans les tons vifs, des crudités et des acidités insupportables. Mais aussi, parfois, grâce à ces juxtapositions hardies de couleurs peu habituées à être mises ensemble, il a fait quelques trouvailles. Nos « fauves, » ravis de rencontrer chez un maître de quoi cautionner leur cacophonie ostentatoire, ont déclaré M. Ingres un grand coloriste méconnu et fait remarquer les analogies qu’ils ont avec lui. On voit à quoi ces analogies se réduisent. La plus grande, c’est qu’ils ne sont coloristes, dans le vrai sens du mot, ni l’un, ni les autres, c’est-à-dire très peu sensibles au ragoût et aux succulences des tons éclatants, ni aux modulations de la lumière.

Ce qui trompe parfois, sur ce point, quand on regarde un portrait de M. Ingres, et ce qui le fait prendre pour un coloriste, c’est qu’à défaut des couleurs, les valeurs chez lui sont admirablement comprises. Or, quand les teintes d’un tableau ne sont pas trop vives, il suffit des modulations de l’ombre et de la lumière pour leur donner une sonorité très profonde. Dans ce cas, la valeur se confond presque avec la couleur. Elle en joue le rôle, masque l’absence et simule jusqu’à un certain point l’éclat. Mais il suffit de la rapprocher d’une véritable œuvre coloriste, ou « chromiste, » d’un Flamand ou d’un Vénitien, pour voir la différence. En fait, l’homme qui prononça ce mot étonnant : « Les ornements que la couleur ajoute à la peinture, » ne voyait, ni ne sentait, ni ne s’exprimait en coloriste. Or, c’est précisément en ce qui lui manque le plus que les fauves prétendent tenir de lui quelque chose. Les paradoxes sont toujours amusants, pourvu que la soutenance en soit brillante. Elle ne l’est guère en cette occasion. Le seul point où M. Ingres et les cubistes se ressemblent, c’est qu’ils sont le contraire de l’Impressionnisme.