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en France pendant la guerre) et il est fort probable qu’il n’y en a jamais eu beaucoup davantage. Le chevalier de Monconys, qui vit le peintre à Delft en 1665, — car il y avait dès ce temps-là plus de curieux français qu’on ne se le figure sur les routes de Hollande (Pieter de Hoogh n’était-il pas au service d’un gentilhomme décavé, appelé M. de la Grange ? ) Monconys nous apprend que l’artiste n’avait rien en train le jour de sa visite : il ne faisait évidemment qu’un tableau à la fois, et avec des lenteurs extrêmes. Ces tableaux se vendaient de gros prix, puisque notre voyageur en vit un chez un boulanger qui n’avait pas coûté moins de six cents florins, — somme exorbitante à cette date — « bien qu’il n’y eût qu’une seule figure. »

Ce peintre scrupuleux vécut pauvre ; il mourut à quarante-deux ans en laissant huit enfants, qui lui coûtaient apparemment moins de peine que ses tableaux. Vers la fin du XVIIe siècle, ces tableaux se trouvaient encore presque tous à Delft, d’où ils n’étaient jamais sortis. Nous avons l’inventaire d’un amateur qui en possédait vingt et un : quatre ou cinq seulement se sont perdus. Mais la mémoire de ce peintre, qui avait fait si peu de bruit, vint à s’évanouir avec la dispersion de ses ouvrages. Sa Tête de jeune fille, qui est la grande surprise de cette exposition, fut achetée deux florins et demi voilà une soixantaine d’années. Je crois que c’est, avec la Laitière d’Amsterdam, la seule œuvre de Vermeer que Fromentin ait pu voir en Hollande, et c’est ce qui explique son silence sur ces œuvres déroutantes, inclassables et merveilleuses.

Les trois tableaux de Vermeer exposés au Jeu de Paume et le Chardonneret de Carel Fabritius sont peut-être en effet, de toute la peinture hollandaise, ce qui nous touche le plus par la noblesse du style, le charme de l’exécution, et surtout par ce qu’on distingue d’absolument moderne dans l’intention du peintre. Ce sont, en plein XVIIe siècle, des choses qu’on ne pouvait comprendre qu’après l’œuvre d’un Millet et celle d’un Corot. La grande Vue de Delft est peut-être le plus beau paysage du monde : un tableau d’une liberté de conception, d’une donnée pittoresque si neuve et en même temps si ingénue que, pour trouver la pareille, il faut venir jusqu’à des œuvres presque contemporaines, comme la Porte d’Arras ou le Beffroi de Douai. Encore n’oserait-on affirmer que Corot lui-même, arrivé au comble de l’expérience, eût été capable de conduire une œuvre si étendue et d’une si miraculeuse unité.

Imaginez une toile composée de quatre ou cinq étages de bandes horizontales, dont la plus claire se trouve en bas et la plus sourde en